La mémoire culturelle et communicative face à la représentation d’un espace marginal

Les Misérables est un film de Ladj Ly sorti en 2019 se déroulant dans la ville de Montfermeil (une banlieue parisienne située dans le département de Seine-Saint-Denis (93) et principalement dans le quartier des Bosquets. Le film se concentre donc sur la banlieue de grand ensemble ou sous son autre appellation « Quartier prioritaire de la politique de la ville » (QPV). Le film appartient à un genre particulier, celui du film de banlieue, genre institutionnalisé depuis le succès retentissant du film La Haine réalisé par Mathieu Kassovitz en 1995. Étant donné l’appartenance au genre du film, la mémoire de la ville de Montfermeil s'étend plus globalement à celles des banlieues de grands ensembles parisiens en elles-mêmes. En effet, les quartiers prioritaires sont très proches les uns des autres, ont une histoire commune et par conséquent la mémoire de ces lieux pourrait être qualifiée de coextensive. Ainsi les émeutes de 2005 qui sont évoquées à plusieurs moments dans le film n’est pas le contexte historique des Bosquets mais de manière générale celui des banlieues françaises. Il est alors nécessaire de revenir sur l’histoire des banlieues de grand ensemble avant de se concentrer sur celle plus spécifique de la ville de Montfermeil. Tout d’abord nous pouvons voir qu’elles sont ancrées dans un contexte social tendu lesquelles ont été construites pour faire face à la crise des logements entre le milieu des années 1950 et 1970 (Annie Fourcaut). Cette crise est caractérisée par un fort déséquilibre entre l’offre et la demande de logement. Pour répondre à cette crise, le choix qui est fait en France est de privilégier en masse l’aménagement urbain de bâtiments isolés souvent constitués sous la forme de barres et de tours (Bernard Gauthiez). La banlieue de grand ensemble constitue un problème politique puisque à partir de 1954-1955, l’objectif fixé de construire 320 000 logements par an pendant trente ans pour pallier au déséquilibre entre l’offre et la demande est impossible et conduit à construire des logements seuls, sans équipements. Pour toutes les raisons évoquées, la particularité des films de banlieue est d’exposer la fracture sociale de ses lieux de vie. La ville de Montfermeil apparaît alors comme un espace politique et social. Si Les Misérables ne traite pas de l’entièreté de la mémoire de la ville, il y a deux rapports mnésiques importants de la ville dans le film. Le premier est le titre du film qui fait directement référence au roman du même nom Les Misérables de Victor Hugo puisqu’il l’a écrit au sein même de Montfermeil. Concernant le deuxième contexte historique du film, il s'agit du documentaire 365 jours à Clichy-Montfermeil réalisé en 2005 par le collectif Kourtrajmé et Ladj Ly lui-même. Une partie de l’intrigue de Les Misérables s’inspire de ce documentaire et surtout le passage de la bavure policière filmé par Ladj Ly. C’est donc directement ce qu'à vu et vécu le réalisateur qui fait naître la narration du film, la mémoire historique s’entremêle ici à une mémoire autobiographique.



  1. Actualisation dans le récit d’une mémoire historique et autobiographique


1.1. La coupe du monde 2018 comme symbole de l’opposition ville-centre / banlieue ?


Représenter un espace marginal, multi-ethnique et chercher à montrer aussi bien l’humanité que l’inhumanité de ses habitants, permet, en outre, de créer un dialogue entre les cultures. Le personnage de Stéphane, un policier ne venant originellement pas de la banlieue, fera figure d’altérité dans l’espace clos de la banlieue (sentiment de déracinement). Les Misérables commence par une séquence mettant en scène l’un des personnages principaux du film, un jeune de banlieue se nommant Issa avant qu’il ne se rende à Paris pour supporter l’équipe de France dans le cadre de la finale de la coupe du monde 2018. Sur les premiers plans, Issa et sa bande d’amis sont dirigés par Ladj Ly mais par la suite les images qui étaient jusque-là des images fictionnelles deviennent des images documentaires. Les personnages du film se mêlent à d’autres français qui n'incarnent pas des personnages mais bien de réelles personnes. Issa et ses amis ne sont alors plus perçus comme des personnages mais bien comme des individus. Leur réaction de joie au moment de célébrer la victoire de la France n’est probablement pas simulée. La frontière semble alors être mince entre la fiction et la réalité et ce qui interroge sur l’utilisation de ses images d’archives et le choix d'ancrer le récit dans un passé récent. Tout d’abord la séquence commence en suivant le jeune Issa qui quitte son immeuble pour rejoindre ses amis à un arrêt de bus. La discussion porte directement sur le match qui va avoir lieu et particulièrement sur le joueur Kylian Mbappé. Ce choix de dialogue est assez significatif, force est de constater qu’une majorité des joueurs de l’équipe de France sont issus de quartiers défavorisés. Et pour beaucoup de jeunes de banlieues, le football représente un des seuls espoirs de s’en sortir face à la misère sociale. Par la suite, on suit Issa et ses amis quitter la gare de Montfermeil pour rejoindre Paris. Le premier plan dans la ville-centre est souligné par la présence de la tour Eiffel, elle agit dans l’inconscient collectif que ce soit en France ou dans le monde comme l’emblème de la ville et comme un symbole de pouvoir et de rayonnement culturel. Pour autant, ce qui ressort de cette séquence, ce n'est pas l’écart de richesse entre la ville centre et la banlieue mais un sentiment de solidarité et de joie unissant tout les français face à la finale de la coupe du monde. Il y a une forme d’innocence dans cette première séquence, teinte très gaie qui s’oppose clairement au reste du film, à l’espace clos et parfois déshumanisé de la banlieue. Il y a dans cette séquence une certaine dissonance entre cette image de la France unie et pour ainsi dire l’absence de frontières entre les quartiers prioritaires et la ville-centre avec par la suite la marginalisation et la fracture sociale qui touche la banlieue. Cette première séquence intervient alors comme un leurre puisque l’opposition entre la cité et la ville-centre est mise en avant dans le reste du film. Je pense alors au terme de « citéspace » de Will Higbee, ce terme désigne pour lui les codes de représentation de la banlieue parmis lesquels se trouvent l’opposition entre la ville-centre et la cité, la cité comme étant un espace masculin, espace marginal, espace de résistance… (David-Alexandre Wagner). Autre part, une archive d’un film semble attester d’une certaine réalité, son utilisation peut participer à faire avancer un regard spécifique et orienter le spectateur sur la nature des événements. Ici elle oriente le spectateur dans le sens ou les images d’archives cherchent à faire mettre en évidence une certaine disparité entre cet événement-là et de l’autre côté la situation à laquelle sont confrontés les jeunes de banlieue. La mémoire communicative de Montfermeil s’exprime dans cette séquence en hors champ contrastant avec le montage de la ville dans le reste du film.


1.2. Dialogue entre la mémoire communicative et la mémoire culturelle de Montfermeil


La question qui préexiste est : pourquoi faire le choix d’actualiser dans le récit la bavure policière qu’il a filmé en 2005 dans un contexte aussi récent ? Tout d’abord nous pouvons constater que Ladj Ly fait le choix que ce soit un jeune adolescent qui filme la bavure policière et non pas lui dans le film. Il y a alors le passage d’une génération à une autre qui est mis en avant. De plus, ce n’est pas une caméra qui filme le coup de flashball éjecté dans la tête d’Issa mais un drône. Le drône remplace la caméra, ce qui montre la volonté du réalisateur de transposer un événement du passé au présent par la modernisation de celui-ci. Il y a une nécessité « de prendre en compte le cadre historique et social dans lequel les discours s’inscrivent pour en comprendre les motifs, les orientations et les évolutions. » (David-Alexandre Wagner) et ici l’étude du cadre historique nous fait comprendre le manque d’évolution de la ville de Montfermeil. La volonté de moderniser le récit pourrait être ici de montrer que la fracture sociale est toujours la même dans les banlieues et que la même histoire peut autant être racontée en 2005 qu’en 2018. L’évolution de Montfermeil est uniquement perçue par son avancée technologique mais la situation sociale semble être la même. Le drône applique ici le principe de la souveillance qui agit comme l’inverse de la surveillance, et qui permet à un groupe dominé de se défendre face à un groupe dominant. On peut alors noter la performativité du geste de filmer, le drône apparait comme un acte de résistance. Cette notion de résistance évoque grandement l’affiche 365 jours à Montfermeil dans laquelle Ladj Ly tient une caméra à la manière d’une arme à feu. Si les habitants du quartier des Bosquets sont encore régis par le principe de la souveillance (Andre Gunthert) c’est qu’ils sont toujours soumis à une grande misère sociale. Le film peut par certains aspects être rapproché du néoréalisme cherchant à exposer le plus possible la réalité du lieu filmé. En effet, ce qui est montré à l’écran est en partie autobiographique, la vie de tout les jours est mise en avant dans la première partie du récit et les acteurs sont pour la plupart non professionnels. Si le film peut être perçu comme un cri de vérité (façon dont Zavattini décrit ses films), il y a cependant quelques différences qui viennent contraster avec le genre. La ville au cinéma s’érige souvent comme un espace dramatique (Martine Gutierrez) par excellence et dans Les Misérables la tension entre la police et les jeunes de banlieue au sein de Montfermeil va être à l’origine d’une bavure policière représentant l’élément perturbateur du récit. Une certaine recherche de la vérité régit le film mais cependant à la différence du néoréalisme, il n’y a pas que la vie de tout les jours qui est témoignée ici mais également une situation dramatique. Choisir de faire d’une scène d’un film documentaire une œuvre de fiction c’est le moyen pour le réalisateur d’exposer la réalité sociale des banlieues au plus de monde possible. Le film a fait au totale 2 181 860 d’entrées au box office, il a remporté le césar du meilleur film en 2020 et d’après le journal du dimanche, le président Emmanuel Macron aurait, après avoir vu le film demandé au gouvernement de se dépêcher de trouver des idées et d’agir pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers. L’objectif du film est d’opposer la vision qu’ont les médias, le pouvoir institutionnel de la banlieue en exposant une vision plus réaliste de celle-ci. L’actualisation de la mémoire historique dans le récit a donc ici pour objectif d’anticiper le devenir de la banlieue, de la société (Marc Ferro) En choisissant de commencer le film par des images mi-archives, mi-fictionnelles de la finale de la coupe du monde 2018, Ladj Ly expose directement le cadre historique et social dans lequel s’inscrit son film. L’actualisation du récit semble alors montrer que l’événement dont il a été le témoin en 2005 est un événement qui se reproduit continuellement au présent et que la situation précaire des quartiers prioritaires n’a toujours pas évolué. De la même manière, l’intrigue de La Haine repose aussi sur une bavure policière. Les Misérables citent à plusieurs moments le film de Kassovitz. Ce qu’on peut alors constater c’est qu’entre 1995 et 2018 les enjeux du film de banlieue semblent être les mêmes. Les enjeux narratifs de ce genre sont également des enjeux d’ordre socioculturel, il y a alors ici un montage de la ville de Montfermeil qui est fait, se centrant essentiellement sur ses aspects sociaux. Nous pouvons voir que cette mémoire communicative est également mise en lien avec la mémoire culturelle de la ville par l’affiliation qu’elle entretient avec l'œuvre de Victor Hugo (deuxième montage de la ville explore cette fois-ci son passé plus lointain). Étant donné que ce roman à été écrit à Montfermeil et que l’auteur s'est beaucoup inspiré du cadre qui l'entourait, ça nous fait comprendre que la misère est toujours présente et constituante de l’identité de la ville. Ce qui a changé c’est que la population touchée n’est plus la même, elle est maintenant multiethnique. Le personnage de Chris met en évidence que la misère et la pauvreté touchent maintenant surtout les minorités ethniques en prononçant le prénom de Cosette et de Gavroche avec un accent typé africain. Le film se finit également sur une citation connue de l'œuvre de Victor Hugo afin d'ancrer d’autant plus le film dans la mémoire culturelle de la ville de Montfermeil. Si on part du film comme symptôme on peut voir que le film témoigne de la misère de la ville de Montfermeil et plus largement des quartiers prioritaires. Le film apparait comme l’exprime Marc Ferro comme un révélateur social et la ville en tant qu’espace dramatique va venir faire figure de cadre au récit et à la mémoire communicative/culturelle exprimée.



  1. La mémoire communicative d’un espace marginal


2.1. La banlieue de grand ensemble comme espace clos et marginal


Dans la première séquence du film, le personnage d’Issa sort de la banlieue pour aller vers Paris, cependant dans tout le reste du film il reste cloisonné dans le quartier des Bosquets. Il y a une sorte de dialectique qui s’opère entre Montfermeil et la ville-centre et un rapport d’altérité s’installe entre les deux. Comme le dit si bien Marilia Amorim, « quand un rapport d’altérité est présent il y a nécessairement des enjeux identitaires qui travaillent le discours ou l’image » (Marilia Amorim). Toutefois dans cette première séquence, contrairement à La Haine, les jeunes de banlieues semblent avoir leur place en dehors de la banlieue et c’est l’esprit de cohésion qui prédomine. Alors que dans La Haine, les jeunes de banlieues font figures d’altérité dans la ville-centre, ici c’est l’inverse, c’est le personnage de Stéphane, un policier qui, originellement ne vient pas de la banlieue, qui va représenter l’Autre dans cet espace. Il interfère dans un espace qui n’est pas le sien et n’arrive pas à appréhender les codes de ce lieu. Un lieu ayant une codification propre est un espace marginal. Cette différence marquée entre lui et les autres dans le film ne touche pas uniquement les habitants des banlieues mais également ses deux collègues policiers qui eux mêmes habitent à Montfermeil. Il ne semble pas réussir à faire face à la violence qui règne dans les quartiers, que ce soit celle exprimée par les jeunes de banlieue ou bien celle exprimée par Chris et Gwada. Il est aussi victime de moquerie de la part de ses collègues à plusieurs reprises qui rigolent de sa non-compréhension des codes de la banlieue et il est donc marginalisé. L’intérêt du brassard ne semble avoir aucune importance, au début Stéphane s’évertue à le porter mais cela semble sans intérêt puisque tout le monde sait dans le quartier des Bosquets qui est flic ou ne l’est pas. L’apparence physique, la couleur de peau, la manière de s’habiller tout ça conditionne un certain enfermement identitaire dans la banlieue qui permet de facilement reconnaître quelqu’un qui habite en dehors de la ville. Le quartier des Bosquets à Montfermeil semble alors connaître un phénomène de ghettoïsation. « Le ghetto n’est pas identifiable au quartier. Il n’est pas un lieu, une zone urbaine, mais il doit se comprendre comme un ensemble de conduites sociales. » (Michel Kokoreff) Le quartier prioritaire est ainsi caractérisé par une forme de fermeture au monde extérieur, par un enclavement de son territoire. Comment cet enfermement est-il exprimé dans le film ? Tout d’abord le premier plan de Stéphane à Montfermeil intervenant juste après la séquence de la coupe du monde se déroule dans le train juste avant l’arrivée à la gare. Si le premier symbole visible à Paris pour les jeunes de banlieues dans le film est la tour Eiffel, le premier plan de Stéphane à Montfermeil est caractérisé par le tag se trouvant derrière lui sur le mur du train. La détérioration du lieu est alors pointée du doigt. A la différence de Paris il n’y a aucun symbole apparent, monument représentant Montfermeil ce qui provoque un certain manque de repère dans l’espace. Un autre plan dans le film filmé à une grande hauteur, en plongée, dans un large cadre; la place du marché. Cette image nous asphyxie tant elle affiche la place que peut prendre la misère sociale dans l’espace. On a un film qui agit comme contre analyse de la société (Marc Ferro) car le discours énoncé par le film s’oppose à la vision stéréotypée de la banlieue proposée de manière générale par les médias (met en avant l’humanité des habitants de la banlieue). Cette contre analyse de la société s’effectue face à un espace filmé qui en lui-même en dehors de la diégèse est un contre-monde (Michel Kokoreff). La banlieue de grand ensemble est caractérisée par un phénomène d’enclavement, c’est-à-dire que c’est un lieu replié sur lui-même et qui est isolé du reste de la France. Géographiquement, la ville de Montfermeil n’est pas isolée des autres villes françaises, pourtant pour celui qui ne serait pas familier au quartier des Bosquets, les images du film pourraient le surprendre tant la pauvreté de cet espace diffère du reste de la France (d'où la notion de « contre-monde »). Tout ce qui est montré à l’écran ou presque provient d’un décor naturel, le caractère insalubre de la ville montré dans le film n’est donc pas un artifice de cinéma mais bien le « document » d’une réalité sociale. En effet, on peut considérer le film comme une archive, comme un document afin de mieux comprendre une dynamique de la société. C’est la face sociale de la ville que nous voyons à l’écran par le montage qui nous est montré.


2.2. Les Misérables comme Film-témoin de la misère


Le témoignage de la misère de Montfermeil passe d'abord par montrer que l’espace de la banlieue se présente comme un contre-monde. Dans deux séquences du film des enfants habitant au quartier des Bosquets s'adonnent à des loisirs ludiques, en premier lieu la luge puis une bataille de pistolets à eau. La luge est remplacée par un capot de poubelle et les décors aux alentours sont très dégradés (présence de déchets) ce qui décrit à l’image la fracture sociale. La bataille de pistolet à eau devient le moyen de se venger de la bavure policière dont Issa a été victime en tirant sur les policiers qui l’ont commises. La représentation de cette séquence renvoie à l’iconographie du pistolet et à l’imaginaire qu’il renvoie, c’est-à-dire l’acte de tuer. Il y a alors un processus de défamiliarisation qui s’opère pour le spectateur vivant en dehors de la banlieue de grand ensemble. En effet, l’innocence originelle, l’aspect ludique de ses jeux fait face ici à la pauvreté, marginalisation et ghettoïsation de Montfermeil et ces deux séquences agissent alors comme des révélateurs sociaux. Nous pouvons reprendre la notion de tier-espace développé par Edward Soja (1996) et repris par Higbee (2001 : 160-161) qui invoque que l’individu ou le groupe stigmatisé choisirait de faire de son espace un site de résistance défiant la norme dominante qui lui attribue le statut de marginal. La séquence du pistolet à eau serait alors le moyen de montrer que le réflexe ludique de l’enfant, la vision normée du jeu d’origine doit se confronter à la marginalité de Montfermeil et à la résistance nécessaire pour lutter contre le groupe dominant, la bavure policière. Il convient ensuite de dire que la manière de filmer du réalisateur qui fait du caméra épaule et pratique régulièrement des zooms dans l’image ce qui relate le souhait d’ancrer le récit dans une esthétique documentaire, réaliste. Nous pouvons également voir que Ladj Ly insiste sur le trouble identitaire qui peut toucher un jeune de banlieue et son appartenance à une double culture. Le multilinguisme est présent dans le film, notamment le père et la mère d’Issa qui ont des difficultés à parler français. Dans une des séquences du film, Issa raconte à ses amis qu’il a vu au « bled » une personne se faire brûler vive. C’est quelque chose qui semble l’avoir grandement marqué voir traumatisé et à la fin il reproduira ce qu’il a vu la-bas en menaçant de jeter un cocktail molotov sur le personnage de Stéphane. La violence qui caractérise les jeunes de banlieues pourrait alors provenir de ce trouble identitaire. Par conséquent l’intention de Ladj Ly est d’engager la mémoire communicative du quartier des Bosquets et plus généralement de tout les quartiers prioritaires à travers la thématique de la misère sociale et faire ainsi acte de témoignage.


Nous pouvons déduire que Les Misérables construit la mémoire culturelle et communicative de Montfermeil en actualisant le passé lointain et récent de la ville. Les contextes historiques et autobiographiques reliés à la ville brandissent un constat simple, ce qui lie le passé et le présent de la ville c’est la fracture sociale. La mémoire communicative (étant ici surtout représenté par 365 jours à Montfermeil et les émeutes de 2005) et la mémoire culturelle (étant ici surtout représenté par l'œuvre de Victor Hugo) se rapportent essentiellement à ce constat. La construction au cinéma de la mémoire d’un lieu évoluant dans la marginalité questionne sur le point de vue que peut apporter une image. Comme le dit Ioana Vultur « L’ expérience d’un film est plus proche de notre expérience vécue, de notre expérience du monde dans la vie réelle, que celle de n’importe quelle autre forme d’art ». Le cinéma ne serait-il pas l’art ultime pour créer du témoignage ? Un espace marginal est un espace dominé et qui a donc besoin d’être témoigné. De part, le sujet institué par le film qui s’oppose à l’idéologie dominante, le réalisateur en exprimant sa propre vision de la ville de Montfermeil devient une instance de discours. Et puisqu’« un film peut servir à montrer l’envers du décor d’une société, ses lapsus», c’est par le témoignage de la misère du quartier des bosquets que Ladj Ly fait une contre analyse de la société. La banlieue s’inscrit comme étant un site d’exclusion, d’altérité et de violence et en représentant cette cité space, le réalisateur fait ainsi de son film un « document de référence » d’un espace social donné. Le film montre le point de vue des policiers et en même temps celui des jeunes de quartiers. Il ne s’agit pas de prendre partie pour l’un ou l’autre mais de montrer dans les deux leur humanité et leur inhumanité. Selon Ladj Ly, le responsable de cette situation sociale très tendue, c’est la misère. La mémoire communicative de Montfermeil exposée par Les Misérables ne pourrait pas être considérée comme une « mémoire juste » ? J'emprunte ce terme à l’ouvrage Jamais rien ne meurt; Vietnam, Mémoire de la guerre de Viet Thanh Nguyen qu’il reprend de Paul Ricoeur. La mémoire juste serait une mémoire qui aurait pour objectif de trouver une forme de justesse entre un trop plein de mémoire et une absence de la mémoire. L’absence de mémoire caractérise généralement les minorités; l'objectif de la mémoire juste serait alors de rééquilibrer cette mémoire en s’opposant « aux politiques identitaires en attirant aussi l’attention sur les faibles, les soumis, les différents, les ennemis et les oubliés ». La mémoire communicative du film de Ladj Ly, vise justement à témoigner de la situation sociale dont sont victimes les minorités issus de quartiers défavorisés. Cependant il faut admettre que l’espace de la banlieue dans le film est avant tout un espace masculin et de la même manière que beaucoup de films de banlieue, les personnages féminins sont relégués au second plan. Il y a donc de ce point de vue là un oubli mémoriel dans le montage qui est fait de la ville. Comme « il n’existe pas de mémoire unifiée, mais des affrontements mémoriels qui découlent de la pluralité de groupes qui composent nos sociétés» la notion de mémoire au cinéma apparaît comme étant très complexe et nous engage à réfléchir sur sa fonction idéologique.


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Créée

le 15 avr. 2022

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El Mathox

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