Si Fellini fait de la petite Cabiria, qui apparaissait à la fin du Cheik Blanc, un personnage à part entière, c’est certes pour donner un rôle étoffé à son épouse Giulietta Masina, mais aussi et surtout dans le but d’offrir un regard panoramique sur la société italienne.


De ce point de vue, Cabiria offre un regard annonciateur et complémentaire de celui de Marcello Rubini dans La Dolce Vita : on y retrouvera la même nuit italienne, un peu folle dans ses fêtes, trop fervente dans ses processions, le même sens de la collectivité qui se meut sans autre destination que sa propre hystérie. D’une danse improvisée entre collègues sur le trottoir aux rires de la foule face à un spectacle de magicien, en passant par le jazz omniprésent, tout semble inféodé au divertissement.


Mais Cabiria offre aussi un autre angle : celui de la prostituée, à la fois forte en gueule et naïve, qui permet une exploration des couches les plus diverses de la société, des villas cossues des stars aux grottes à l’extérieur de la ville. La prostituée est la femme au pivot de toutes les couches sociales, sur le trottoir de la ville, première loge de son spectacle. Cabiria cherche en outre à s’affranchir de sa condition et se construire une destinée en s’intégrant socialement. Les séquences collectives alternent ainsi avec celles, plus solitaires, consacrées à la prise en main de sa trajectoire. C’est là la grande différence avec le journaliste blasé de l’opus suivant : l’émerveillement, l’espoir et la volonté d’aller de l’avant existent encore. Cabiria est la plupart du temps spectatrice des différents tableaux qui s’offrent à elle ; elle est fascinée par l’acteur, elle suit la procession à la vierge (une superbe séquence, d’une grande fluidité dans son ascension) avec foi, elle admire le bon samaritain qui va nourrir les pauvres.


La cruauté du spectacle est donc d’un autre ordre, car s’il est effectivement décadent sur bien des points, il offre encore à la protagoniste des points saillants auxquels s’accrocher. Ce n’est pas un hasard si c’est sur scène, en proie à l’hypnose, qu’elle dévoile ses désirs de normalité : ironiquement, c’est un moment de vérité, qui va permettre au récit de lui faire croiser un candidat à ce rêve, mais la suite des événements en révélera toute l’impossibilité face à la violence latente du réel.


Alors qu’il se voulait une trajectoire initiatique, le récit se construit sur le principe de la boucle : Cabiria était poussée à l’eau dans le prologue, la scène se répète à la fin. Rien n’a changé, et la ville a beau s’agiter en tous sens, la foule dans laquelle elle s’intègre à la fin n’a aucune idée d’où elle se trouve, et le fête avec une joie un peu trop démonstrative. Ce désespoir, qui était celui de La Strada, provoque une blessure aussitôt recouverte par une couche de blindage supplémentaire, qui sera celui des zombies de La Dolce Vita.


Film de transition, d’une grande maitrise, Les Nuits de Cabiria annonce en réalité deux directions majeures dans l’œuvre de Fellini : la lucidité sur cet esprit baroque et festif, et les premiers éléments de déstructuration du récit : puisque les destinées ne s’accomplissent pas, la dynamique générale s’étiole au profit d’un enchainement de tableaux, qu’on pourrait envisager dans un autre ordre. Le prochain grand rôle de Giulietta Masina en bourgeoise intégrée, suite potentielle de Cabiria dans Juliette des Esprits subira pleinement ce traitement, comme l’Histoire dans Satyricon ou la ville toute entière dans Roma.


https://www.senscritique.com/liste/Cycle_Fellini/1804365

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Social, Religion, Film dont la ville est un des protagonistes, Portrait de femme et vu en 2017

Créée

le 6 sept. 2017

Critique lue 2.4K fois

40 j'aime

2 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.4K fois

40
2

D'autres avis sur Les Nuits de Cabiria

Les Nuits de Cabiria
Docteur_Jivago
8

Goodbye Stranger

C'est en 1957 que Federico Fellini co-écrit et met en scène Le Notti di Cabiria, relatant les déboires d'une prostituée un peu simplette et pleine de vie qui croit régulièrement au grand amour avant...

le 5 mai 2017

29 j'aime

1

Les Nuits de Cabiria
Grimault_
9

La nuit, je mens

Sorti en 1957, Les Nuits de Cabiria n’est pas à proprement parler un film « néoréaliste », ce courant cinématographique étant daté de 1943 à 1955 (environ). Pourtant, il en porte toujours les marques...

le 11 juin 2021

20 j'aime

Les Nuits de Cabiria
Alligator
9

Critique de Les Nuits de Cabiria par Alligator

La notte de Cabiria est un superbe morceau de bravoure de mise en scène. Fellini filme sa femme avec une si grande délicatesse. Acte d'amour. La perle du film est bien cette Giuletta Massina qui...

le 5 janv. 2013

20 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

766 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53