Cabiria est une prostituée.
La nuit, elle la connaît, puisqu'elle y vit.
Elle y voit sa faune si particulière, peuplées de maquereaux et de clients, de dealers et de stars ennuyées, de grandes bourgeoises qu'on tente d'impressionner et, au détour d'une rue, d'une procession chrétienne qui hypnotise.
Elle est la première spectatrice de ce monde, tout autant immergée en lui que planant au-dessus, tout autant cynique qu'attendrie.


Réaliste, elle se contente de ce qu'elle a, de sa petite maison qui lui convient, de ses voisins dont elle connaît bien les travers, du peu d'argent qu'elle tire de son activité et de ses amies et collègues de rue avec lesquelles elle s'engueule souvent, mais qui sont sa seule famille, aussi dysfonctionnelle soit-elle.
Elle sait qu'on ne la croira pas si elle raconte les nuits incroyables qu'elle vit.
Elle garde donc ce secret pour elle, comme un rêve éveillé, un souvenir précieux et hors de son quotidien habituel.


Elle est naïve pourtant.
Elle croit en l'amour, le vrai, celui qui la sortira de sa condition.
Elle se laisse tenter, un temps, par la religion, celle vécue si vivement par les Italiens (impressionnante séquence de pèlerinage), y voit là une opportunité pour voir ses vœux exaucés, mais est finalement déçue.
L'alcool la rend bavarde et émotive, la religion l'inspire.
Elle erre, tâtonne.


Un jour l'amour lui tombe dessus. Elle décide d'abord, en protection, de ne pas y croire, pour finalement s'abandonner et en subir les conséquences.


Cabiria c'est une toile de fond qu'on regarde sans trop voir.
C'est une ombre en contre-jour, dans une nuit où la pluie frappe les pavés, qui attend ses clients et est chassée par la police, c'est une femme qui se dévoile, pour la première fois, sur la scène d'un spectacle d'hypnose, devant une foule moqueuse qui ne l'écoute pas, c'est une femme vulgaire, du peuple, qui se confronte à la bourgeoisie snob des beaux-quartiers, et qui se fait jeter à l'eau dès l'ouverture.
Lorsqu'elle a de quoi se vanter, on ne l'écoute pas, on ne la voit pas ; on l'oublie dans une salle de bain et la laisse rentrer seule.
Cabiria vit dans une banlieue déserte, un terrain vague comme hors du temps, une périphérie qu'on oublie, et que Fellini sublime.


Le réalisateur balade son épouse à la ville de night-clubs en spectacles d'hypnose, de rues bondées et pleines de vies, avec tous ses excès et ses cris, en forêt lourdement silencieuse où on la guide pour mieux la perdre.
Giulietta Masina vaut à elle seule l'intérêt du film, tant elle est absolument parfaite, magnifique, pleine de vie, passant de la fougue haineuse à l'émotion pure, des cris et gestes exagérés à des yeux humides et un sourire qui tord son visage de sincérité.


Les Nuits de Cabiria porte bien son nom, puisque le film est une succession de tableaux presque interchangeables, enfermés dans une boucle temporelle où l'habituel rattrape toujours l'exceptionnel, où le malheur vient rabaisser des espoirs trop hauts, et où le début rattrape la fin comme pour mieux imposer son écrasante horizontalité.
Le réalisateur perd parfois un peu de son rythme dans un second tiers un peu long, mais impressionne dans son analyse du mélange des classes et le regard souvent drôle porté sur son personnage et la société dans laquelle elle évolue (bien aidé par les dialogue de Pasolini et la musique jazzy superbe de Nino Rota).


Dans son dernier segment, Les Nuits de Cabiria est tout simplement bouleversant, lorsqu'il fait poindre le drame à venir et laisse deviner le malheur qui frappera la pauvre Cabiria à laquelle on est dorénavant si attaché.


Mais à la tragédie, pourtant dure, Fellini préfère la légèreté de la nuit, des fêtes avec des inconnus, des sourires reconnaissants et des larmes qu'on essuie.
Le cynisme blasé laisse place à la délicatesse, la naïveté risquée à une fatalité admise, l'accablement et la mort à la frivolité et à la vie.
Le jour qui meurt au jour qui nait.

Créée

le 12 janv. 2021

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Charles Dubois

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