Des bras se frôlent, des respirations fusionnent, des corps s’entrelacent, indistinctement puisque le plan est sombre, approximatif, rapproché ; On apprivoise les fins tremblements, on devine la transpiration. Une ouverture comme une caresse avant qu’un vacarme ne vienne briser ce silence d’acrobate. Les corps ne sont alors plus des morceaux, ils saturent le cadre, autant que le bruit qu’ils émettent ; La mise en scène, elle aussi se transfigure, se met à tournoyer dans tous les sens, tentant de saisir chaque baladin sans y parvenir, sur scène ou en coulisse. Après tout, ce n’est qu’une introduction scénique, une représentation comme un levé de rideau, on a déjà vu ce genre de choses au cinéma. Mais pas comme ça. Pas en ayant l’impression de trouver ça sublime puis épuisant la seconde suivante et vice-versa. Et tout le film jouera sur ce trouble, impulsif, évanescent, qui pour peu qu’on finisse par l’amadouer (la première demi-heure peut vraiment être éreintante) se révèle un volcan d’émotions contradictoires jusqu’à nous faire oublier toute sensation de durée, toute linéarité préétablie. Le film pourrait durer une heure supplémentaire qu’on y verrait que du feu.


 La grande particularité de cette troupe d’itinérants, qu’on ne lâche pas d’un bout à l’autre du film, c’est que la plupart en sont vraiment, qu’il s’agit aussi et surtout des parents de Léa Fenher, qu’en somme elle filme beaucoup de son enfance là-dedans, surtout que les enfants, nombreux, ne sont pas en reste. Le plus étonnant et terrible est de constater qu’ils n’ont souvent qu’un père ou qu’une mère, mais le film n’appuie jamais là-dessus, c’est à nous qu’incombe d’imaginer le pourquoi de ces couples découpés, de ces familles éclatées. La cinéaste parvient aussi à raconter ceci : L’implication que cette vie requiert, le voyage de ville en ville et l’absolue communauté. Impossible en effet d’avoir un semblant d’intimité puisque leur terrain commun, ce cercle éternel produit par camions et caravanes, devient une salle de séjour, une scène de théâtre à sa manière, où tous s’observent et où chacun tient son rôle et se retrouve forcément un moment, dans un rapprochement ou une engueulade, au centre des attentions.
Les Ogres aurait simplement pu raconter ce quotidien mouvementé et à fleur de peau en permanence, à la manière d’un documentaire sur le monde itinérant, que déjà il m’aurait plu, dans son authenticité, cette sensation de répétition (Notamment du même spectacle, chaque soir) et la longueur des séquences qui semblent parfois avoir été prises sur le vif mais sont inévitablement tirées de lointains souvenirs. Mais Léa Fenher a foi dans les forces de la fiction, allant piocher volontiers dans la comédie, la chronique et le mélodrame, pour faire éclater l’imprévu, au moyen d’une blessure (qui bouscule absolument tout puisqu’elle touche le rôle acrobatique, que personne d’autre ne sait tenir) ou les conflits de générations, les rapports de couple (la remplaçante recrutée n’est pas la bienvenue car il y a du passif dans l’air) ainsi qu’une grossesse sur le point d’arriver à son terme, avec cette femme enceinte d’un homme brisé par le décès de son fils cinq ans plus tôt.
Les Ogres est ce cercle de vie et de mort, une tambouille magnifique, une histoire de famille qui dépasse toutes celles qu’on a pu voir. Il y a du Pialat là-dedans, probablement parce que les séquences ont souvent le droit à l’étirement qu’elles méritent et aussi parce que la cinéaste ne recule devant rien – Pour mettre en scène ce tournant narratif à mi-parcours, ce moment ou en gros, Marc Barbé explique à un auditoire enfantin comment pratiquer une sodomie, franchement, il fallait en avoir. Le film est hybride jusque dans ce mélange dans l’interprétation, où des amateurs mais véritables acteurs de troupe ambulante côtoient des acteurs professionnels, puisqu’on y croise aussi Adèle Haenel. Il y a du Kusturica là-dedans, l’émotion en plus ; Du Fellini, la grandiloquence en moins. Et le film a beau parfois utiliser ses sabots, dans sa manière d’accentuer son atout comique (chez le gynéco) ou d’appuyer sur une bienveillance évidente, malgré la violence de certaines situations (le retour de la tête brulée) rien à faire, j’en suis sorti en larmes. Lessivé, mais en larmes. Je trouve toute la fin avec les danses et le démontage du chapiteau, le bébé endormi ici, le bambin qui fait ses premier pas là et les plus grands qui accompagnent leurs parents dans leur besogne quotidienne, absolument miraculeuse, d’une douceur inouïe. Je les aurais bien accompagné jusqu’au village suivant.
JanosValuska
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le 28 mai 2016

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JanosValuska

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