Vera Chytilova, icône de la Nouvelle-Vague tchécoslovaque, filme dans les années soixante un véritable ovni, à la fois subversif et psychédélique, « Les Petites Marguerites » ( « Daisies » en anglais ). Œuvre à la fois située entre les mouvements libertaires féministes et les incidents du Printemps de Prague, dont la réalisatrice ne cessera de faire perdurer cette liberté de ton. Cette truculente histoire est celle Marie 1 et Marie 2, toutes deux amies, qui s'ennuient fermement. Leur occupation favorite consiste à se faire inviter au restaurant par des hommes d'âge mûr, puis de refuser leurs avances. Trouvant le monde vide de sens, elles décident d'exacerber ce sentiment de répulsion jusqu'à son extrême limite, jusqu'à tout saccager sur leur passage. Irrévérencieuses, elles n'en sont pas moins des rebelles nihilistes que des jeunes naïades inconscientes de leurs actes. Ces deux jeunes femmes sont en cela le symbole de la jeunesse tchèque qui apparaît comme instable; elles dansent, chantent, ricanent, agissent de manière enfantine contre l'ordre moral.


A l'inverse de ces comparses de la N.V adeptes du « cinéma-vérité »,  Milos Forman ( « As de Pique », « Les amours d'une blonde »), Jan Nemec ( « La Fête et ses invités » ) ou encore Ivan Passer ( « Eclairage intime »), la cinéaste prône un art surréaliste, artificiel comme on le constate dans ces autres longs métrages  « Les Fruits du Paradis », « L'après-midi d'un vieux faune », dont ressortent une certaine veine symboliste. L'interrogation à la vue des « petites marguerites  » semble évidente à vue de nez, outre sa grande liberté, ce qui intrigue c'est sa richesse stylistique, visible notamment dans la forme du film. Influencé par les cadors de ce renouveau filmique, dont le principal représentant se nomme Jean-Luc Godard, l’œuvre semble à ce point hétéroclite, disparate que l'on peut faire des rapprochements avec des film comme « Le Bonheur » d'Agnès Varda qui rappelle cette même insouciance au niveau du ton et qui est également porté sur une certaine importance de la couleur dans le cadre, on peut aussi penser au cinéma américain des années 60 avec « Artiste et modèles » de Franck Taschlin qui utilisait déjà l'insertion de la B.D et du découpage. De ce même constat, l'influence du cinéma underground est nettement visible dans tout le film ( montage expérimental, filtres couleurs ), de même on ne peut que se référer à l'héritage des films muets, observant les divers gags burlesques présents, particulièrement intensifiés dans la scène de danse de Charleston. Chytilova avec cette forme hybride se trouve aux portes de la modernité : avec ce nouveau langage cinématographique, la réalisatrice n'invente rien certes, mais réutilise les techniques, se faisant maniériste. 
On peut aller encore plus loin si l'on comprend bien la logique de la cinéaste, ce n'est pas seulement, réutiliser bêtement, futilement des techniques de montages, des insertions, mais l’intérêt est simplement de « détruire » l'espace, annihilé ce qui est crée pour justement le transfigurer. Dans cette parabole nihiliste, c'est une esthétique de la distorsion qui est mise en évidence, dans le cadrage mais aussi dans l'histoire même. L'idée de la « pourriture », l'éloge de la dépravation semble ressortir, omniprésente aux yeux de nos protagonistes, la génie de Chytilova est de soumettre entièrement la forme aux exigences thématiques. Cette même distorsion se manifeste comme étant la véritable racine du film, l'objet est automatiquement déformé dans la mesure où il est stylisé, nous le voyons à l'écran à travers les nombreux découpages ( vêtements, papiers, aliments). Les personnages ont également des déformations, leurs visages sont parfois recouverts de couleurs ( jaune, violet ), de même que leurs expressions se soumettent à la distorsion : tantôt le rire, tantôt le chuchotement. De même, il y a un véritable bousculement de la logique exacerbé par le ton comique du film, l'absurde qui règne en pièce maîtresse semble tout dévaster sur son passage. Le monde est vu comme un espace désarticulé, où il ne règne plus aucune logique, c'est ce rapport à la destruction qu'entretiennent les deux jeunes femmes, leurs délires permanents, leurs affectations à la démence qui semblent métaphorisés leur cadre spatio-temporel. Affilié à un certain confinement justement, elles créent leur propre réalité, ce qui est à l'extérieur, ne semble que fugace et sans intérêt. Mais toutefois existent elles réellement ? On peut s'interroger là dessus, à savoir si elles ne sont pas juste le fruit d'un fantasme libertaire, comme le démontre les scènes avec le jardinier et les cyclistes; leur place dans le monde n'est pas encore acquise, cet existence tant revendiqué va devenir en quelque sorte le fruit de leur désir. L’élément qui semble définir le rapport au réel de nos personnages c'est la nourriture ( qui tient une place fondamentale ); c'est tout d'abord dans un instinct pathologique qu'elle se nourrissent, elle mangent pour détruire, et elles mangent car elles sont désorientés. Dans l’absolue certitude leur néant, elle se saisissent des aliments et les consomment. Sur un même point la représentation de la sexualité est plutôt sous-jacente, exprimée de manière très allusive; dès que nous nous orientons vers une représentation sexuée, nous sommes toujours ramenés à la nourriture, comme si c'était la seule réalité admise. C'est en effet, aussi, la richesse de l’œuvre, jouer toujours sur le même registre, mais en le variant, en l'approfondissant et c'est bel et bien le cas avec la nourriture, les métaphores ( reliant sexe et aliment ) ne peuvent être que plus intenses et en plus de cela, rendu possible par cet intermédiaire qu'est « la grande bouffe ». La corrélation sexe/nourriture peut donc être pas clairement définie, les scènes de repas avec les hommes sont aussi bien de simples déjeuners que des partouzes pour la cinéaste, car le film déplore tout simplement la consommation totale et brutale d'absolument tout, et de l'être en lui même.

A travers ce film, Vera Chytilova donne ici la priorité à la pensée du spectateur, dans cette expérimentation du langage filmique, rien n'est jamais fixé, aussi bien le sens que la forme. « Les Petites Marguerites » de par son caractère spontané, organique, vivant reste toutefois assez énigmatique sur son propos comme en témoigne l'image de fin, où nous voyons des images d'archives de guerre, se plaque dessus la fameuse phrase en rouge : « à ce qui ne s’indignent que de la salade piétinée », le message de la réalisatrice nous amènerait-il vers la véritable réalité des choses ? Faut-il que nous soyons conscient que cette histoire que nous venons d'observer n’était en réalité que factice ? C'est probablement le cas, mais dans ce Prague fantasmée, où règne bonhomie et rejet des conventions, rien ne nous ai clairement certifié. La fin, paraît elle aussi mystérieuse : « Si nous travaillons, nous serons heureuse », tel est le credo à la fin du banquet, qui annonce la fin des réjouissances, la fin de cette fable satyrique, car après la dépravation c'est l'heure de la reconstitution, dans une veine tentative. Les deux jeunes nymphes profanent les lieux, pour mieux le reconstituer. Mais cependant dans cette recréation du banquet, tout ne semble que flânerie, l'une d'elles, dans un regard malicieux retentira : « Et si on jouait encore ? », continuer à agir de la sorte, c'est ainsi refuser la réalité des choses, celle de l'ordre établie. Dans leurs divagations et dans leur folie réciproque, nous avions l'impression de marcher sur un fil tendu jusqu'à attendre le moment de la chute, et c'est lorsque le chandelier tombe enfin, dans ce dénouement existentiel, que l'on prend conscience d'enjeux beaucoup plus conséquents ( faisant écho et répondant aux images du prologue ). « Les Petites Marguerites » retiendra notre attention restant un manifeste de l'époque contestataire et des troubles des sixties, où la frivolité de surface cache quelque chose d'intensément plus sombre et où l’humour devient la politesse du désespoir.
lenys
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le 25 juil. 2015

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