(*L’humanité au double sens du terme, comme dans le film de Bruno Dumont : l’ensemble des êtres humains, des bipèdes ; et aussi la compréhension, la compassion envers les humains. Mais à entendre, lorsque le film commence, totalement en négatif – et dans les deux sens.)


Avant qu’on ne découvre les hommes et les lieux pourtant si impressionnants, tout commence par une couleur. Ou plutôt par une absence de couleur – un gris profond, parfois bleuté, presque noir, un gris surtout qui ne laisse jamais passer la lumière au point que tous les espaces, extérieurs et intérieurs, pourtant immenses, en paraissent plus que confinés.


Cela commence donc par une couleur. Et par quelques plans magnifiques, statiques et prolongés, un ciel plombé, une plaine immense, des silhouettes humaines perdues dans cette immensité, minuscules en contrejour sur, l’espèce d’aqueduc (ou de viaduc), sur lequel ils progressent, très ruiné, envahi par les herbes, étroit, haut de quelques mètres, mais interminable, comme la déclinaison post apocalyptique d’une ancienne voie romaine.


Minuscules, les silhouettes de cette humanité-là et perdues dans les immensités : la plaine, mais la forêt aussi, certes très pouilleuse, et des intérieurs déshumanisés, entrepôts, halles et halls, silos, voies ferrées, friches, terrains vagues très déserts.


Il y a aussi des gros plans prolongés sur les visages des deux limiers, ou des deux chasseurs de primes, ils ne diront jamais quelle est exactement leur fonction. Visages fermés, mutiques et vieux surtout : Bouli Lanners est  très blanc, chenu, et Dupontel n’a jamais été aussi ridé.

Le film commence en montage alterné, et avec un minimum de mots, entre les deux couples improbables, les enquêteurs et le couple en fuite, dont l’allure et les mots semblent traduire une débilité profonde et un amour encore plus profond. Les deux couples sont liés par un fil très mince, le signal d’un téléphone apparemment dérobé (mais dont les "voleurs" ne savent sans doute pas se servir et que les deux autres doivent rapporter à un commanditaire mal identifié. Mais à l’instant où la jonction semble sur le point de s’opérer, les aléas s’en mêlent, le téléphone change de mains, les couples se défont, les individus croisent de nombreux autres personnages. Fin du montage alterné et du prologue. Eclatement du récit.


« De nombreux personnages », l’affirmation est en fait excessive, du moins très relative – et le compte en est très vite fait. L’impression permanente de post apocalypse tient en fait, plus qu’à la désolation des lieux, à l’absence permanente de lumière et surtout à la quasi absence de l’homme, de l’espèce humaine, dans ces immenses espaces. Celui qui passe n’y croise, presque jamais, personne –ni sur les chemins , ni dans les vastes salles, et à peine plus dans les espaces publics, comme un restaurant à l’environnement, humain et physique, très délabré.


Et parmi ces passants qui s’entrecroisent, quelques surprises très inattendues, Suzanne Clément, l’extraordinaire comédienne découverte chez Xavier Dolan, Max von Sydow, dans la défroque d’un prêtre ( ?) très fatigué aux côtés d’un Michel Lonsdale encore plus fatigué, et même Lionel Abelanski (qui fait de plus en plus créature de Frankenstein) et Serge Riaboukine, qu’on se rappelle avoir déjà vus ensemble, mais avec , eux aussi, davantage de fraîcheur . On croise également Jésus, un Christ très singulier, peut-être fantasmé, mais dont toutes les interventions ont quelque chose de miraculeux – et pour lequel on appréciera une version très inédite, très renouvelée de la crucifixion, du moins d’un tout petit fragment de crucifixion. Et dans ces plaines grises, les pylônes découverts dans l’ombre ont souvent l’air de calvaires. Et on croise encore une momie, très contemporaine mais parfaitement momifiée.


Le constat est imparable- cet univers post apocalyptique est vieux. Et l’impression d’un monde désolé tient peut-être moins à la violence des humains qu’à ce vieillissement, qui semble tout recouvrir. Tous sont vieux, et il n’y a plus, quasiment, que des hommes, quasiment plus de femmes ni d’enfants. Et le temps, son avancée, est bien au cœur de l’histoire, même lorsqu’elle prend le ton de la plaisanterie (l’humour, quand il s’en mêle est irrésistible dans le film) ; ainsi lorsque les deux enquêteurs s’interrogent sur les positionnements respectifs de décembre et janvier par rapport à l’année de référence pour savoir lequel d’entre eux est le plus vieux. Le film, toujours poétique, touche aussi par instants au surréalisme – ainsi l’image d’un grand cerf égaré à l’intérieur d’un entrepôt désert …


(Sur la question de la vieillesse ; c’est un des deux vieillards, le plus en bout de course, Michel Lonsdale pour qui chaque pas à un coût énorme, qui donne une clé du film à Gilou / Lanners, lorsque celui-ci s’étonne du travail incroyable qu’il accomplit pour toutes les plantes qu’il entretient dans une serre – dans un monde où les arbres et les plantes semblent bien mal en point ; la réponse, simple, pas du tout didactique, pas le genre de la maison est la première éclaircie du film – « Vivre, ce n’est pas seulement respirer. »)


Car l’humanité présentée dans les Premiers … est une humanité déchue, qui peut d’ailleurs par instants faire penser au film de Bruno Dumont- dont une actrice est présente dans le film, Aurore Broutin, au physique si particulier et dérangeant, avec sa bouche presque sans lèvres. C’est un monde où il n’y a presque plus d’hommes, qui ne se voient pas lorsqu’ils se croisent, qui ne parlent pas ou à peine, qui à l’occasion s’affrontent dans un jeu du chasseur-chassé plus que violent, qui peut aussi, aux antipodes, évoquer Mad Max. Les voitures fonçant sur la route déserte pour rattraper l’intrus. Et les coups de feu qui commencent à claquer.


Les détonations, souvent fracassantes, donnent un nouveau rythme au film. Mais la réalisation de Bouli Lanners est tout sauf linéaire et les surprises, les contrepieds ne manquent pas. L’homme, le fuyard, le gibier, est rattrapé, par les chasseurs. Changement de lieu. Détonation hors champ, plus que violente. On découvre alors … le cerf de tout à l'heure en train d’agoniser. Et Jésus lui-même n’hésitera pas, pour la bonne cause, à utiliser un revolver, les voies du seigneur …


Un monde totalement déshumanisé – où la parole, le sourire, ou toute forme de communication sont interdits Et puis, très lentement, sans qu’on y prenne garde, on finit par sentir que le récit évolue. Très lentement, mais imparablement. Ce sont des petits gestes, d’abord, des remerciements différés, un repas partagé, des mots qu’on commence à échanger et la parole qui peu à peu s’installe, prend le pas sur les silences et même sur les hurlements, la rencontre entre l’homme et la femme, une sépulture qu’on donne à un cadavre à l’abandon depuis une éternité … Et Gilou (Bouli Lanners lui-même), passé si près de la mort, renaissant dans un hôpital désertique aux côtés d'un Christ alité, puis s’ouvrant enfin aux autres – jusqu’au contact physique avec l’être abandonné et découvert par son chien. Les hommes commencent à s’apprivoiser, à accepter (au sens premier) de tomber la veste, de parler et de se toucher …


Alors (et à des lieues de l’affaire du téléphone), Gilou et Cochise, et la femme n’auront de cesse de reconstituer le couple des amoureux,ultime trace de vie éclatée par les circonstances. Et comme entre temps Jésus y aura mis du sien avec un conseil définitif, mais pas du tout didactique, pas le genre (ne bifurque pas, ne te retourne pas, va tout droit), tous finiront par se retrouver. Et le spectateur ravi comprendra que le film était parfaitement construit, sans rien d’aléatoire – le montage alterné initial trouve enfin sa résolution, les deux couples se rejoignent enfin et partent vers les ailleurs et vers l’enfant, en laissant les autres, les méchants, s’expliquer sauvagement dans le hors champ.


Et à cet instant l’humanité a même redécouvert le sourire – et elle file dans une voiture brinquebalante à travers tous les terrains vagues à l’âme.

pphf
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le 3 févr. 2016

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