Quand on fait face au somptueux, au grandiloquent, à l'investissement sans limites et à l'ambition suprême, force est de constater que l'œuvre d'une vie devient vite le fléau de tout grands réalisateurs : ou bien elle se fait cruellement cisaillée (Stroheim avec Les rapaces ou son Hello, Sister ! ), ou bien elle ne voit jamais le jour (Kubrick et son pharaonique mais inexistant biopic de Napoléon) ou pire encore, elle cause la mort de ce dernier (Pasolini avec son dérangeant et macabre Salo ou les 120 journées de Sodome).

C'est déjà en cela que Les rapaces est une œuvre cultissime.

Initialement prévue pour une durée de 9 heures et demi, la version originale créée par le réalisateur haustro-hongroi n'aura été perçue que par une chanceuse partie de son entourage lors d'une unique projection. Dès lors, le directeur de la MGM, révolté par la trop longue durée et l'aspect non-commercial, ordonne à Stroheim de raccourcir cruellement le film pour qu'ils soit du moins diffusable. Il s'exécute et propose une version de 5 heures, cela ne convient toujours pas au directeur qui va de sa propre initiative finaliser le découpage, imposant donc un thriller dramatique de 2h20. Sur les 42 bobines de films, seules 10 sont gardées et les autres réutilisées pour de futurs films ou jetées aux oubliettes, perdues à jamais, faisant de ce film "le plus grand chef d'œuvre mutilé de l'histoire" selon les historiens. Le réalisateur parlera plutôt de la version finale comme "un cadavre dans un cimetière", il ne pardonnera d'ailleurs jamais Irving Thalberg pour cet infâme découpage.
Il est donc primordial de voir ce film dans la version restaurée de 1999 par Rick Schmildin, une version de 4h où se sont ajoutés 650 photos prisent durant le tournage, et qui viennent partiellement combler le vide scénaristique pour respecter au mieux les souhaits du réalisateur.

Les rapaces est un immense pamphlet sur la cupidité humaine, une fresque du comportement viscérale et de ses conséquences. Contrairement à nombre de ses films, Stroheim présente ici exceptionnellement une vision très crue et pessimiste de l'Homme. Dès les premières scènes, on nous affiche un mineur corpulent en plein travail qui stop toutes activités pour sauver un oiseau d'une mort certaine. Preuve d'affection, le personnage se voit pourtant la seconde d'après éjecter un homme à la force de ses bras au fond d'un ravin par pur excès de colère. Symbole d'une nature humaine des plus primaires, le personnage de McTeague est victime de l'ambivalence entre l'innocence et la rage, la simplicité et la cupidité.

L'ensemble du film régit aussi sous cet aspect dichotomique. Les hommes sont veules et alcooliques tandis que les femmes des traîtresses qui préfèrent la misère au partage. L'amitié est une impulsion meurtrière tandis que l'amour se dissolve dans le temps. L'alcool est une monnaie pour acheter le bonheur tandis que l'argent ne s'utilise plus sous aucuns prétexte.

Les personnages sont absolument marquants, tout d'abord il y a McTeague dont on a déjà parlé, un homme d'une force peu ordinaire et qui n'a jamais connu une quelconque attirance chez les femmes. Il rencontre Trina, une femme timide et fermée à la relation qui deviendra, sous le coup de sentiments forcés, amoureuse de McTeague. Lorsque ce dernier s'installe en ville, il noue d'une grande amitié avec Marcus, un comique qui n'est autre que le cousin de Trina (dont il possède à son égard des intentions des moins conventionnelles). Ces personnages forment le trio central du film, ils ne cesseront de s'interposer et se mèneront chacun mutuellement à leur perte. Il est aussi important de préciser l'abondance de personnages secondaires dont les plus marquants sont selon moi la mère de McTeague (toute ses apparitions sont d'une tristesse lourde) et le couple de junkies (représentation par excellence de la folie).

On déplore tout de même au plus haut point là perte des autres bobines, qui se fixaient notamment sur, de ce qu'on sait, le rapport père/fille de Trina. Ce qui aurait en parti expliqué le comportement à la fois timide et extrêmement avide de la jeune fille, qui, même dans la pauvreté la plus misérable, ne voudra pas se séparer d'un seul sous. J'ose même m'aventurer dans une potentielle sur-interprétation en affirmant que sa caractéristique capillaire servait précisément à nous faire comprendre qu'elle ne partagerait absolument rien au reste du monde, pas même le moindre échantillon de ses cheveux.

Même chose pour les scènes dites noires, celles qui vous prennent les tripes, celles qui, par la rudesse de leur mise en scène, vous exposent quelques-uns des aspects les plus terribles de la vie, celles qui choquent... Autrement dit, toutes les scènes qu'Hollywood à décidé de retirer en 1924 à un réalisateur trop en avance sur son temps.

Il est assez étrange, je dois l'avouer, de ressentir de la nostalgie pour un film sorti il y a de ça 100 ans. Et pourtant c'est ce qu'il m'est arrivé après ces 4h de musique discontinue comblant le manque de dialectique. Après qu'on m'ai laisser en plan devant cet incroyable et magistral moment de solitude du personnage dans la Death Valley, j'ai ressenti ce besoin indescriptible de connaître l'entièreté de l'œuvre. Arrive alors un pincement au cœur pour ce travail titanesque (encore plus poignant quand on sait que tous les plans ont été tournés sur place et jamais en studios), pour cette photographie splendide, mère du cinéma de Leone et de tout le genre westernien que j'apprécie tant.

Une œuvre qui fut créée d'un seul temps et d'un seul homme, mais qui décrit dans sa vérité la plus profonde l'ère entière de l'humain contemporain. Une œuvre qui défit l'histoire pour porter un message universel sur le vice. Mais surtout une œuvre mutilée qui, malgré ses blessures, à transmis à des générations des réalisateurs (d'Eisenstein à Visconti, de Renoir à Orson Welles allant jusqu'à Nolan) l'inspiration et la détermination pour un art qui s'éternise et perdure dans le temps grâce aux ambitieux.

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le 29 oct. 2023

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