Dimanche au travail, dimanche sans visiteurs, dit donc dimanche de la critique.
C’est Les Sentiers de la gloire qui passe cet après-midi au Scanner de Confucius, de manière désorganisée et rapide.


Film sorti en 1957 (mais plus tard en France), réalisé par un des plus grands bonhommes du 7e art, Stanley Kubrick, qui réalise à cette occasion son premier grand film, et qui restera reconnu comme l’un de ses meilleurs.
L’action se passe en 1916 en plein milieu de la première guerre mondiale du côté français. Un général ordonne à un autre nommé Mireau de prendre d’assaut une position allemande sur une colline réputée imprenable. C’est au colonel Dax incarné par Kirk Douglas et à ses hommes qu’est attribuée cette tâche. On suit ainsi cet assaut idiot, inintelligible et impossible qui, sans surprise, échoue. Après cet échec, des sous-officiers doivent choisir parmi leurs hommes ceux qui seront désignés comme responsables de ce fiasco et in fine exécutés (on s'en doute, il ne s'agit pas des hauts gradés).


Un peu comme dans Full Métal Jacket quelques années plus tard, malgré de notables divergences, Stanley Kubrick traite ici de l’absurdité de la guerre et des officiers (dans l'optique d'une mise en lumière de la chaîne hiérarchique et de ses codes sots). Je suppute d’ailleurs Kubrick d’être un anti militariste et un pacifiste dans l’âme ! En tout cas, comme dans Full Métal Jacket, Kubrick illustre de manière éclatante son propos. Le film est d’ailleurs plus une œuvre sur la guerre, ou en tout cas un point micro dans un événement macro, qu’un film de guerre, les instants guerriers étant quasi inexistants.
Tout d’abord, une des choses qui m’a frappé, dès le début, est la séquence où l’on suit le général Mireau déambuler dans les tranchées au milieu des soldats. Il est le seul (à mon souvenir) à porter des gants, comme pour montrer que les officiers supérieurs appartiennent à une caste supérieure, clairement différenciée des soldats de base, comme une sorte de différenciation symbolique.
Dans le même genre d’idée, il est intéressant d’examiner le vocabulaire utilisé par les généraux, plein de condescendance, comme pour mettre en lumière leur prépondérance hiérarchique et bien marquer encore une fois la séparation ontologique entre eux et leurs inférieurs (considérés même comme une espèce à part, et c'est déjà à ce moment qu'on perçoit une forme de déshumanisation des basses couches de la structure militaire).
D’ailleurs, sur cette idée de séparation entre officiers et simples soldats un passage est très révélateur, il s’agit de la discussion entre le sergent et un soldat après leur escapade, où le sergent dit bien qu’entre leurs deux versions c’est la sienne qui sera retenue, et cela essentiellement par le fait que le sergent occupe une position hiérarchique supérieure au simple soldat (on peut d'ailleurs élargir ce propos à de nombreuses situations filmiques ou non : la parole d'un policier face à un simple citoyen, d'un patron face à un simple salarié - ces situations où la valeur d'une parole est plus ou moins appréciée selon la position hiérarchique, sociale voire certaine fois "ethnique" des personnes en cause étant très répandue dans tout le corps social et par extension la société). Sur le même thème, il est intéressant de voir que le colonel Dax n’a pas été sanctionné "car" il est un officier, on retrouve ainsi une sorte d’inverse de la caste des intouchables indiens. La parole des uns a plus de valeur, mais les sanctions diffère aussi selon la position qu'on occupe. On peut difficilement mieux illustrer la position de pouvoir qu'occupent ceux qui sont en haut de la hiérarchie par rapport aux autres. Là encore, on peut élargir bien au-delà du cas certes très hiérarchisé du corps militaire, car, ne dit on pas souvent (à raison) que la richesse et le pouvoir que l'on incarne protège ? (Du "riche" par rapport au pauvre, de la célébrité au simple quidam etc.)
J’ai aussi été bien amusé, en écoutant le discours abscons du général sur la supposée "tenue" que doit avoir un soldat. Celui-ci doit être une machine, un être dénué de tous sentiments et de personnalité. Le soldat doit être une machine, comme l'homme est une sorte d'atome pour l'économie néoclassique. Ainsi, la peur, l’appréhension avant le combat, n’étaient pas légitime, mais une marque de faiblesse, vue comme une maladie qui peut se propager, comme si ces sentiments n’étaient pas préférables à la peste elle-même. Là encore, on peut élargir cette vision à des problématiques actuelles où la recherche militaire cherche depuis longtemps à modifier le corps des soldats pour ne pas "subir" les conséquences "négatives" constitutives de l'identité humaine (la peur, le besoin de sommeil, la pitié etc.) quand il ne s'agit tout bonnement pas de remplacer l'homme par des robots soldats...
Sur les officiers, Kubrick en rajoute une couche sur leur « lâcheté » en les montrant bien, pendant la bataille, positionnés à l’abri, au loin dans une position fortifiée et à l’écart de tous dangers, comme si finalement pour une bataille n'avait de réalité que comme une matérialisation d'une sorte de jeu de société stratégique grandeur nature (et, de ce fait, on pourrait presque se demander si certains peuvent ne pas prendre conscience des conséquences de leurs ordre et de l'enfer des conditions réelles de part leur positionnement extérieur finalement à tout conflit). On observe aussi que toutes les discussions à propos du sort des soldats a lieu entre grands officiers dans un petit salon, tranquillement, comme pour montrer leur détachement complet du véritable sort des soldats qui eux vivent dans des conditions très difficile dans les tranchées. La différenciation, pourrait on arguer, de classe, semble ainsi être complète.
Kubrick insiste par ailleurs sur le côté tyrannique des officiers qui usent et abusent de leur autorité et position de pouvoir. On retrouve ainsi ici la « justice » aveugle et plus que contestable de l’époque (seulement ?), avec ces condamnations aveugles pour lâcheté ou « insubordination » (étant donné qu'il s'agit surtout de "faire l'exemple"). La scène du procès est ainsi un des grands moments du film où toutes les critiques de Kubrick semblent condensées et illustrées).

On atteint aussi un summum d’absurdité lors de la scène de l’exécution où le condamné, déjà proche de la mort est incapable de tenir debout mais est tout de même placé sur le peloton d’exécution, du grand n’importe quoi.
Autrement, j’ai été frappé par la non présence de soldats allemands à l’écran, comme si on voulait montrer que les véritables ennemis des soldats étaient ici les officiers, qui seraient eux véritablement responsables de la mort des soldats. Ou alors, on pourrait aussi avancer le caractère duale du conflit, dans le sens où d'une part la mort peut venir de chaque côté, mais que les "ennemis" peuvent aussi venir de son camp.
Ce film montre aussi la sorte "d'irresponsabilisation" de chacun dans ce milieu. A chaque fois, la responsabilité peut être mise sur celui au-dessus de lui, le sergent sur le colonel, le colonel sur le général, le général sur les autorités politiques…Finalement, on pourrait percevoir ici une forme de dissolution des responsabilité qui permet à chacun de se sentir extérieur à toute faute ou conséquence dommageable (chose qu'on retrouve d'ailleurs dans beaucoup d'épisodes tragiques de notre histoire), comme une forme de taylorisme de la responsabilité. Et en plus, si il n’y a pas de responsable, qui se sent véritablement concerné par les horreurs qui arrivent ?


Comme d’habitude avec Kubrick on retrouve une réalisation de premier ordre pour ce film même si je l’ai trouvé moins audacieux que dans 2001. J’ai été particulièrement convaincu par sa manière de filmer la scène de l’assaut et celle du procès. Pour ce qui est de l’accompagnement sonore on a ici le droit à de la musique martiale bien en rapport avec le thème du film. Je ne m’arrête pas longtemps sur la réalisation car pendant mon visionnage j’ai surtout été happé par les messages et dénonciations du film. Sans doute au deuxième visionnage je m’arrêterai plus sur ce côté de l’œuvre.


Dans les choses qui m’ont un peu fait tiquer je dois évoquer le superbe brushing de Kirk Douglas, pas sûr que cela était la mode à l’époque ! Certaines scènes ont aussi pris un petit coup de vieux, je parle ici de l’attaque des soldats pour prendre la colline où plutôt que de mourir ou croirait que les soldats se jettent volontairement au sol. Mais bon, là je suis un peu pointilleux.
Ce long métrage a d’ailleurs été une œuvre qui dérange en France, j’ai appris par un ami que le film n’a été autorisé en France que dans les années 1970 (en fait il s'agirait plutôt d'une forme d'auto censure). Ainsi, même si ce film n’est pas un documentaire dans le sens de la rigueur historique il comporte des éléments que l’on pouvait très bien retrouver à cette époque.


Les Sentiers de la gloire est une œuvre pamphlétaire (ou dénonciatrice) contre la guerre mais surtout contre la hiérarchie absurde et les relations/positions/rapports de pouvoir (et donc de force) au sein de l’armée. Ce long métrage est pour moi une des meilleurs œuvres de Stanley Kubrick, qui arrive dans le trio de tête avec 2001 et Orange Mécanique.

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