J’ai récemment relu la critique de zombiraptor sur Interstellar. « Qu’est-ce que ça vient faire là ? » me direz-vous. Eh bien, sa conclusion résume ma pensée ; le reproche fait à Nolan est qu’il ne stimule que trop peu l’imaginaire, toujours quémandeur et vorace, qu’il n’arrive pas assez à conter. Ainsi, on cherche tous quelque chose dans le cinéma et par extension dans ses origines, comme si la raison de son existence se tenait là, entre deux intertitres, à travers un plan fixe qui nous plonge cent ans en arrière. Pour ma part, c’est ça, conter. C’est quelque chose que le cinéma a tendance à perdre et oublier. La force du muet vient de l’épuration de ses formes et de ses thèmes. Der müde Tod, comme tant d’autres films expressionnistes, puise dans ce qui constitue l’essence même du cinéma : une histoire racontée. Les puissances convoquées témoignent de la grandeur des récits d’antan sur les Hommes. Pourquoi cela marche-t-il encore aujourd’hui ? Parce que ça marchait déjà il y a deux cent ans, et bien avant.


Ainsi, lorsque Fritz Lang et sa femme Thea Von Harbou écrivent Der müde Tod, ils y insufflent les deux forces ancestrales qui mènent bataille depuis la nuit des temps, se combattant à travers les films de Murnau : la Mort et l’Amour, et leur extension le Mal et le Bien. Par ce faire, c’est un appel à l’universalisme qui est lancé, que cela soit au cœur des Mille et une nuits, d’un Venise médiéval ou d’une Chine bercée dans la magie. Lang le sait, son histoire est fédératrice, elle parle des Hommes, raconte aussi bien leur passé que leur futur. En tout temps, l’être humain aperçoit la Mort sur sa route, au détour de la croisée des chemins de la vie. Celle-là, pour laquelle Bernhard Goetzke prête son corps le temps d’un film, le sait bien. Elle est fatiguée, lasse d’un fardeau qu’elle traîne depuis des millénaires. En aucun cas elle n’abrite le Mal, elle semble seulement avoir perdu la force de se battre dans sa tâche.


Ainsi, au détour d’un regard, la Faucheuse prend la vie d’un bien-aimé, et celle qui s'en retrouvera séparée sera le catalyseur de toutes nos pulsions. Tantôt Zobeide, Monna Fiametta ou Tiao Tsien, elle est celle qui a su redonner espoir à la Mort, celle qui se bat contre le Destin qui de sa poigne veut régir les Hommes ainsi que la Mort elle-même. Obligée de défier l’imprudente, la Fossoyeuse de tout temps déjoue les tentatives de réunification des amants. Bras armé des hommes imposant leurs prérogatives masculines que cette femme a transgressées, elle-même ne peut contourner sa funeste fatalité. Lang peint les femmes et leurs combats à travers les âges, contre religion, bourgeoisie et tradition, tentant à la fin de s’échapper littéralement des griffes des hommes.


Le couple de conteurs nous récite un sombre poème, au rythme des âmes qui s’éteignent à la lueur des bougies du royaume des morts. Le berceau de l’Humanité trouve ici son reflet, dans cette fin de tout, là où l’amour et l’espoir ne semblent avoir aucun écho. L’univers décrit s’avère meurtri, terriblement en peine ; une Allemagne romantique, au lendemain d’un conflit mondial. La force des bêtes humaines que nous sommes se trouve ici. Dans ce pouvoir de créer et de se ressaisir dans la démesure de notre imaginaire. La panoplie d’effets de surimpressions et de caches mis en avant par Lang rend grâce à la grandeur des Hommes. « Somewhere, someday », ainsi s’ouvre le film. Le « somebody » y est induit. Nous sommes cette femme et cette Mort qui se battent toutes deux contre la fatalité de la vie. Der müde Tod incarne cette période muette, cette germanité mythique et lyrique qui avait tout compris du cinéma, un art fédérateur qui rend l’esprit et l’âme humaine transparents, un miroir ancestral qui renvoie un conte immémorial, celui des Hommes, tant qu’il y en a.


6,5.


[02/04/17]

Créée

le 3 févr. 2023

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