À 3200 mètres d’altitude dans le Yunnan, une région rurale et isolée du sud-ouest de la Chine, trois sœurs sont quasiment livrées à elles-mêmes. Alors que la mère a déserté le foyer, le père a rejoint la ville pour y trouver du travail. C’est l’ainée Yingying, 10 ans, qui s’occupe de ses deux cadettes, Zhenzhen, 6 ans, et Fenfen, 4 ans. Le documentariste Wang Bing, fidèle à son habitude de filmer des personnes marginales ou abandonnées, a ainsi suivi sur plusieurs périodes la vie quotidienne des fillettes, plus particulièrement de Yingying qui se retrouve seule lorsque son père emmène avec lui à la ville les deux plus jeunes. Depuis son premier travail, À l’Ouest des rails, film fleuve de plus de neuf heures s’intéressant à la fermeture d’un gigantesque site industriel, le cinéaste se signale par le format exceptionnel de ses œuvres. Ce nouvel opus n’échappe pas à la règle puisqu’il dure 150 minutes, temps qui peut effectivement paraitre étendu rapporté à l’existence rudimentaire et répétitive des fillettes (école, tâches ménagères, soins aux animaux : cochons, moutons). Mais c’est justement ce temps étiré, outre qu’il permet l’apprivoisement et la mise en confiance des sujets filmés, qui permet d’accéder à la vérité et d’amener au plus près le spectateur d’une réalité qui n’est ni édulcorée ni dramatisée. Ce qui nous est montré en longs plans représente l’exactitude de la vie difficile des trois sœurs.

Symétriquement opposé à l’autre grand cinéaste chinois Jia Zhang-ke qui s’attache à décrire les effets du développement économique au sein des métropoles en en mesurant les dommages directs, le réalisateur de L’Homme sans nom, qui opère davantage de frontière entre fiction et documentaire, explore d’abord le contrechamp, soit les territoires et les individus qui les peuplent, des laissés-pour-compte d’une croissance dont ils ne profitent pas ou dont ils sont les victimes, à l’image du père des gamines, obligé de regagner son village faute de gagner suffisamment sa vie en ville en conservant durablement un emploi. Wang Bing ne cherche jamais à nous émouvoir ou nous attendrir mais parvient toutefois à faire naitre l’émotion du fait même de la proximité qu’il crée avec les trois enfants, proximité résultant directement de la diffraction temporelle. Sans musique, ni commentaires et encore moins d’interviews, le documentaire rappelle néanmoins de temps à autre qu’il est réalisé par un auteur certes impliqué et tout à fait empathique, mais cependant à côté et sachant garder sa place et adopter la bonne distance. Les regards des fillettes vers la caméra, les halètements du cinéaste en manque d’oxygène peinant à suivre les expéditions dans les montagnes suffisent à en témoigner.

L’expérience de cinéma est éprouvante parce qu’elle est inconfortable, nous faisant plonger dans un univers moyenâgeux où les conditions de vie dans le froid, la poussière, la fumée des poêles et la brume des nuages sont évidemment difficiles, mais peut-être encore plus les relations sociales où les échanges apparaissent limités (on sent peu d’attention à l’autre) et la solidarité absente. L’enfance de Yingying n’est pas consacrée aux jeux et bercée d’insouciance. La petite fille à la toux persistante dont personne ne se préoccupe est déjà une petite adulte sérieuse et responsable, immergée dans un monde âpre. Mais c’est aussi le seul qu’elle connait – et vraisemblablement connaitre jamais – et il peut donc être parfois synonyme de joie et de jeunesse. Le film envoûtant, vaste et accomplie entreprise humaniste de visibilité, a aussi le mérite d’interroger et de relativiser notre regard.
PatrickBraganti
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le 16 avr. 2014

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