À la mort de Chris Marker (29 juillet 1921 - 29 juillet 2012), puis à l’occasion de l’exposition que Beaubourg, à l’automne 2013, consacre au réalisateur précurseur, la réalisatrice, productrice et enseignante d’origine colombienne, Maria Lucia Castrillon, décide d’arracher Inger Servolin à l’ombre dans laquelle celle-ci se trouve plongée et de consacrer son premier long-métrage documentaire à celle qui fut parmi les premières à soutenir l’existence de ce genre cinématographique, une autre grande exilée, née en 1933 et venue, elle, de Norvège.
Passant outre le manque de moyens et de soutien à la réalisation, Maria Lucia Castrillon renoue avec la frugalité des premiers documentaristes et accompagne par moments sa réalisation de sa propre voix, en off, afin de commenter le savant tissage qui se noue sous nos yeux : nombreux extraits de films de Chris Marker, premier et fidèle collaborateur d’Inger Servolin, cofondateur, en 1968, du collectif belge de production SLON (Société pour le Lancement des Œuvres Nouvelles), puis, en 1973, à Paris, de la Société Iskra (Image, Son, Kinescope, Réalisation Audiovisuelle) ; interviews, actuelles ou anciennes, d’Inger elle-même, ayant enfin consenti à se livrer et à se raconter ; interviews de ses proches, mari et fils, ou de ses compagnons de route et de travail. Certaines lettres d’Inger, notamment adressées à Chris Marker, sont portées à la connaissance du spectateur par la lecture qu’en donne Manon Leroy. Inger apparaît également dans ses activités contemporaines, se réjouissant du financement obtenu par le projet de l’un de ses protégés, ou supervisant le départ, vers les archives de la Cinémathèque Française, des anciennes bobines produites par SLON.
Il résulte de ce délicat patchwork un film puissamment nostalgique, qui, tout à la fois sauve de l’oubli un travail immense et essentiel - donner les moyens d’être à « des films qui ne devraient pas exister », compte tenu de la « censure » exercée par « le rôle prédominant [...] de l’argent », ainsi que l’expose crûment, en 1971, le collectif SLON - et permet au spectateur de 2019 de tourner son regard vers cette seconde moitié du XXème siècle où le monde était encore à peu près clairement partitionné, où il était encore loisible aux certitudes d’être inébranlables, où l’homo politicus pouvait encore nourrir en son sein des rêves, et pas seulement des craintes...