Au lendemain de la guerre, poussé notamment par l’éclosion du néo-réalisme, le cinéma militant reprend ses droits et place les préoccupations sociales au centre de l’écran. Le cinéma japonais fut pionnier en ce domaine, avec des cinéastes comme Kurosawa et Mizoguchi qui n’hésitèrent pas à sonder la misère sociale nippone (Un merveilleux dimanche, Chien enragé...) ou à fustiger le piège de la prostitution moderne qui guette bons nombres de femmes (La rue de la honte...). Des sujets que l’on retrouve également chez Kinuya Tanaka, l’ancienne égérie de Mizoguchi justement, comme le prouve son premier film, Lettre d’amour, qui questionne le couple, son déchirement et la misère au quotidien.
Préfigurant par bien des aspects ce que fera Naruse avec l’excellent Au gré du courant, Tanaka porte un vibrant regard empathique sur ce Tokyo meurtrie d’après-guerre, peuplé de personnes brisées et abîmées par leur condition de parias et qui vivotent en marge de la légalité. Elle se livre à un portrait réaliste tout en nuances d’une histoire d’amour complexe exaltée par une imagination visuelle débridée. Un style qui joue parfois un peu trop sur la surenchère dramatique, pour figurer le destin tragique des prostituées ou dévoiler les détresses personnelles, mais qui sait également se mettre au service d’une délicate poésie mélancolique, chorégraphiant notamment les corps émus dans un parc ensoleillé ou les échanges discrets sous un ciel de pluie. Si Tanaka ne cache pas les cicatrices de la guerre encore à vif, elle opère toutefois une peinture de la société japonaise moins dure que celle que l'on trouvera chez Naruse deux ans plus tard dans le magnifique Nuages flottants (toujours avec Masayaki Mori ).
Comment un pays peut-il revivre après la guerre ? Comment opérer soi-même cette renaissance ? Réponse, par l'amour. L'amour qui va articuler les deux parties du film. Un amour qui, chez Tanaka, serait synonyme de responsabilités. Dans ce film sans personnage mauvais, c'est le héros qui fait problème. Il mobilise toute son énergie mais ne peut l'exploiter, engoncé qu'il est dans ses préceptes d'un Japon en guerre. Et lorsqu'il retrouve celle qu'il aimait, mais découvre qu'elle a depuis eu un amant américain ainsi qu'un enfant de lui (tous les deux décédés), il ne peut que s'enfermer dans une spirale de refus et d'espoirs déçus. Le conflit dans Lettre d'amour n'est pas latent, il est toujours à la surface du plan, comme lorsque les personnages joués par Mori et Kuga se retrouvent mais que déjà pointe la peur (notamment de décevoir l'autre) dans leurs regards et que la caméra se réfugie dans un flash-back, semblant vouloir fuir la rupture à venir.
Le grand mérite de Tanaka sera d’utiliser sa mise en scène pour décrire un regard éminemment progressiste. Un regard qui englobe les principaux protagonistes tout en nous invitant à ne pas juger. Ne pas juger Michiko, qui couche avec plusieurs militaires, et comprendre le désir sous-jacent qui anime celle qui pense à la survie de son enfant. Ne pas juger également Reikichi, qui peine à se remettre en question, et comprendre le désarroi qu’il éprouve à l’égard de ses propres sentiments. Si Lettre d’amour peut paraitre comme un peu trop poussif et académique, il se distingue joliment par la place accordée au regard de la femme, à ce vécu difficile qui est le sien dans ce Japon d’après-guerre où la survivance se fait dans le renoncement et sous les regards inquisiteurs de l’entourage. Encore perfectible, le style Tanaka brille par sa capacité à inscrire au centre de l’écran un regard qui se veut ostensiblement féminin, voire féministe.