Quitte ( la salle) ou double ( ton temps de sommeil)

Voici au moins 3 conseils pour arriver à ne pas prendre la sortie avant la fin du nouveau film d'Albert Serra " Liberté".


1) Relire Sade
Ah, évidemment, c'est un premier obstacle, on peut ne pas être un(e) amateur(trice) du divin marquis. La (re)lecture du Justine ou de tout autre écrit sulfureux de ce cher Donatien Alphonse François, vous mettra un peu dans l'ambiance, tout du moins au niveau langage, car, même s'il y a peu de dialogues dans le film, un style très XVIIIème s'échappe des bouches souvent cramoisies des quelques personnages qui errent durant cette nuit libertine que nous propose le réalisateur espagnol. Bien sûr il y aura aussi quelques fantaisies sexuelles ( souvent seulement évoquées), libertinage oblige, qui surtout vers la fin, verseront dans l'ondinisme, la coprophagie, le plaisir et la jouissance dans la souffrance, mais c'est le propos du film puisque ces marquis et autres membres de la cour de Louis XVI, chassés hors de France, espèrent révolutionner leur temps trop puritain via les moeurs. ( Clin d'oeil à notre époque ? Allez savoir...).


2) Admirer le travail sur l'image et le son.


Dans une narration très très lente, où l'histoire n'a pas une grande importance, où l'on ne sait trop qui est qui, on peut d'emblée se raccrocher au superbe travail du directeur de la photographie Arthur Tort. Sa forêt au clair de lune, véritable personnage, où se croisent chaises à porteurs, hommes aussi bien jeunes que vieux, aussi minces que gros, femmes plutôt toutes bien faites et ayant fugué du couvent voisin, accroche l'oeil. Dans un mélange de branches, de souches, de feuilles, au milieu de bruissements, gémissements, cris, un ballet un peu mystérieux ( et lent) prend forme. Ce lieu a l'avantage de voiler pas mal de choses, plaçant le spectateur dans un rôle de voyeur ( un peu comme certains des personnages dans le film). On devine plus qu'on ne voit, et quand la caméra s'arrête sur un corps dénudé que lutine un autre corps ( ou plusieurs), on ne perçoit pas toujours de quelle partie il peut s'agir. Une lumière nimbe gracieusement l'ensemble donnant au film un côté belle oeuvre un tantinet perverse. Chaque plan ( fixe) peut être vu comme la toile d'un peintre maniériste mais coquin qui aurait croisé Sarah Moon.


3) Prendre des nouvelles d'Helmut Berger.


Je ne sais si l'acteur, longtemps amant de Luchino Visconti qui avait mis sa plastique en valeur, a encore un fan club. Pas certain non plus que son nom fasse encore courir les foules ( si tant est qu'il les ait fait courir un jour) mais sa réapparition perruquée et posée dans une chaise à porteur montre bien les ravages du temps. Ce ne sont pas les quelques mots prononcés en français, en italien ou en allemand ( oui, madame, il est trilingue !) qui permettront de juger de ses talents de comédiens. Quant à son personnage, dans la profondeur de cette nuit, il échappe à notre attention et l'on ne sait s'il finit mort dans une brouette, sodomisé par un comparse ou recherchant désespérément une érection.


4) Avoir fait un pari.


Vous êtes joueur, et vous voulez changer un peu de vos soirées tarot, billard ou qui suis-je ? Proposez le "Qui restera le dernier" ? La règle est simple. Appâtez vos amis avec le film d'Albert Serra, mettez en avant son interdiction aux moins de 16 ans ( avec scènes pouvant choquer même un spectateur averti) et bien sûr son côté sexe. Prenez vos places et installez-vous. Le gagnant sera celui qui restera dans la salle ou qui ne s'endormira pas. Le film étant à la fois, lent, très lent, très très lent, difficilement compréhensible, débutant par une scène dialoguée très gore et obscur comme une oeuvre ultra contemporaine, le pari sera difficile à gagner sauf si vous avez pris 8 expressos ou que vous avez suivi les 3 précédents conseils. Dans la séance où j'étais, 8 spectateurs au départ, 1 à l'arrivée pour admirer ce long plan de forêt superbement éclairé et au son de la seule musique ( stridulante) du film. Le pari est donc véritablement ardu et le vainqueur prendra le statut de héros.
Mais de cette manière, vous aurez vu l'oeuvre cinématographique la plus radicale, mal aimable et dérangeante du moment. Difficile d'aimer, mais difficile de rester insensible devant cette performance qui défie le spectateur.
http://sansconnivence.blogspot.com/

pilyen
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le 4 sept. 2019

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