Le projet semble tendu entre une structure paradoxalement lâche, baladeuse, et l'hyper-spécificité de son cadre. C’est celle d’une époque et d’un lieu bien précis, Encino au début des années 70 : les stars vieillissantes, les nouvelles technologies, le choc pétrolier… Mais aussi une patine, des visages, un style que le film veut ressusciter à travers ses propres images.


Au sein de ce cadre, la rencontre magnétique de deux individus irrépressiblement attirés entre eux. Et malgré eux, dans le cas d’Alana. C’est cette seule attraction qui nous tire, nous aussi, vers le film, au-delà des arcs et des mésaventures que leur rapprochement semble précipiter.


Paul Thomas Anderson sait qu’un cadre et deux personnages est désormais tout ce dont il a besoin pour faire du grand cinéma. C’est peut-être pour ça qu’il retourne vers une vallée et une décennie, celle de sa jeunesse, qu’il a autrefois peuplée de dizaines de personnages, de caméras virevoltantes et de parcours grandioses.


Donnez lui les moyens de ressusciter ce lieu, c’est tout ce dont il a besoin. Pas de scénario millimétré ou de mise en scène (à priori) pimpante. Une reconstitution minutieuse, et ensuite, quelque chose d’indicible.


Je n’ai pas grande chose à ajouter sur le côté simple et détendu du film, sur sa narration épisodique avec le duo/couple au premier plan, sur les scènes théoriquement “importantes” qu’il laisse de côté… Le film fonctionne par la création de moments à la beauté ou à la drôlesse qu’on ne peut pas complètement saisir.


Parfois c’est une performance qu’Anderson sait parfaitement capturer : la manageuse en gros plan, Bradley Cooper traversant le cadre, Tom Waits perçant un nuage de fumée… Parfois, ce sont les plans eux-mêmes : un camion baignant à contre-jour dans un ciel vert, deux mains se touchant sur un matelas à eau, un départ furieux à travers la rue…


Des séquences entières peuvent même révéler une discrète virtuosité dans leur découpage et leur rythme interne, comme celle qui ouvre le film et qui montre la vie des personnages continuant apparemment à se dérouler alors qu’au même moment, chacun est happé par la force gravitationnelle de l’autre (et ne pourra plus en sortir). Je pense aussi à la descente, tendue, d’une colline en marche arrière, au découpage, notamment sonore, soigneusement arrangé.


Mais tout ça ne vient qu’aggrémenter le parcours en zig-zag de deux personnages, définir leur univers, que l’un embrasse avec une confiance déconcertante et où l’autre n’arrive pas à trouver sa place. C’est eux l’attraction principale, et c’est donc aussi leurs comédiens, incroyables. Pareil, je n’ai pas grand chose à ajouter sur ce sentiment si spécial de voir deux acteurs débuter à l’écran déjà complètement formés, parvenant à fasciner par leur seule énergie plutôt que par une technique complexe.


Mais le dénominateur commun à tout ça, encore une fois, c’est Paul Thomas Anderson, qui marche à son rythme, guidé par sa seule sensibilité, son seul instinct et ses propres sentiments pour ses acteurs. C’est l’approche simple et libre de quelqu’un qui n’a plus rien à prouver mais qui conserve toute son énergie et son envie de faire des films. C’est magique.


Les influences admises d’Anderson (Hal Ashby, American Graffiti, Once upon a time… in Hollywood…) révèle peut-être un peu du mystère qui fait fonctionner l’approche. En donnant à son film la tendresse et la nostalgie comme moteur, peut-être qu’il parvient à se coller à notre propre expérience du temps qui passe, des moments où l’on a grandi, des lieux que l’on a perdus. Dépouillé d’une intrigue, tout l’air qu’il insuffle à son film est peut-être précisément l’espace dont on a besoin pour s’y glisser.


Tandis que toute la sincérité qu’il y met est exactement ce qu’il nous faut pour nous ancrer dans cette expérience si particulière, celle de regarder deux personnes se balader à travers leur vie respective, qui deviennent progressivement et irrémédiablement la même, dans un monde où l’ancien et le moderne, le classicisme et la contre-culture, coexistent encore pour un temps, avant un avenir incertain.


Et si dans leur balade, ils finissent par trop s’éloigner l’un de l’autre, alors ils courront pour se rejoindre. Ce sont les seuls moment où le film révèle franchement ce qui le fait tourner, et c’est très beau.

ClémentLepape
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le 25 févr. 2022

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Clément Lepape

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