Un canot bien rempli dans une mer de gris

Lifeboat commence par une magnifique scène, probablement la plus belle du film. Sur l’eau doucement troublée, défilent des débris, des restants de marchandises ou d’effets personnels. Un cadavre dos au spectateur nous confirme qu’un drame s’est joué. Puis la caméra se relève pour contempler les ravages d’un naufrage, avec un canot où monteront les différents protagonistes de l’histoire. Les visages sont fatigués, salis, le brouillard est poisseux, et pourtant ce n’est que le début de leurs malheurs, perdus sur les flots dans un canot abîmé.


Le bateau coulé est à peine montré, juste sa cheminée s’engouffrant dans les eaux. Il est très vite révélé que le naufrage est causé par l’attaque d’un sous-marin allemand. Ce qui compte, c’est la survie des personnages. La caméra ne quittera pas le canot, le spectateur est installé avec eux.


Basé sur un script de John Steinbeck, Lifeboat est d’abord une commande pour la marine américaine. Il s’agissait de montrer l’attaque des convois par les nazis. D’autres personnes se seraient appliquées à fournir un résultat lisse et consensuel, dans le respect de l’effort de guerre demandé à tous. Mais Hitchcock y insuffle une nuance, des variations de gris.


Le réalisateur creuse la psychologie de ses personnages qui, bien que très typés, n’en subissent pas moins des doutes, des interrogations. Ils sont malgré tout assez loin de l’image de rescapés héroïques de la barbarie nazie. A l’échelle de la démocratie qui se joue dans le bateau, qu’on peut assimiler aux Alliés, c’est aussi une lutte des classes, qu’il faudra dépasser. Mais ce qui les sépare le plus, c’est la présence d’un autre rescapé, cette fois pas du bateau coulé mais du sous-marin nazi. Un soldat allemand les rejoint, et ses motivations sont ténébreuses, mais il semble être l’homme de la situation, aussi bien leur pire menace que leur meilleure chance de survie.


L’œil d’Hitchcok est vif et précis, refusant ou délaissant les passages attendus d’une telle situation. Il offre un huis-clos où les murs n’en sont pas vraiment, où la scène est ici un canot sans repères géographiques. Au plus près de ses personnages, il offre à ses acteurs des rôles très forts, très bien interprétés. Parmi le malheureux équipage, il faut citer Tallulah Bankhead en photographe riche et cynique, William Bendix en grand gaillard candide, la ravissante Mary Anderson en infirmière dépassée et, surtout, Walter Slezak pour Willy, l’Allemand rescapé, qui joue entre sympathie et duplicité avec une petite moue saisissante. Les visages sont grimaçants et usés, il faut préciser que les conditions du tournage furent difficiles, avec des cas de pneumonies et même de côtes cassées.


Lifeboat essuya un certain nombre de critiques à sa sortie, la nuance apporté par Hitchcock n’apparaissant pas assez patriotique. John Steinbeck voulait que son nom disparaisse du générique. Bien que nominé aux Oscars dans 3 catégories, le film n’en ramena aucun. Le film perdit de l’argent. Et pourtant quelle maîtrise du sujet et du cadre. Une réussite qu’on peut maintenant apprécier de nos jours sans se faire accuser d’anti-patriotique.

SimplySmackkk
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le 15 mars 2020

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