Chaque sujet a ses chausse-trappes : les clichés qu'il faut éviter, sous peine de verser dans le banal, voire le vulgaire. Pour l'immigration, c'est le misérabilisme (oh les pauvres migrants !) et le manichéisme (bouh les méchants Occidentaux !). Le thème a déjà été traité maintes fois, notamment par Ken Loach, les frères Dardenne, Philippe Lioret (Welcome), Olivier Masset-Depasse (Illégal), liste non exhaustive. Et surtout par Ari Kaurismäki, dont c'est l'un des motifs récurrents. Bien peu réussissent à naviguer entre Charybde et Scylla. Ben Sharrock y parvient, avec grâce.

On pense beaucoup au réalisateur finlandais avec ces décors dépouillés, ces figures de losers magnifiques et ces situations absurdes. La bande-annonce nous aiguille vers le tragi-comique. Si le film part en effet sur cette tonalité, il évolue de plus en plus vers la gravité. On aurait pu souhaiter qu'il conserve tout le long cet équilibre quasi miraculeux tenu la première heure, mais on peut aussi trouver judicieux la démarche qui consiste à nous prendre par la main pour nous faire pénétrer dans la douleur fondamentale du sujet. J'hésite encore.

La première scène est savoureuse : une séance d'éducation à la citoyenneté menée par un couple de locaux face à une "classe" bigarrée de migrants. On avait exactement cette scène dans le Synonymes de Nadav Lapid. Ici, il s'agit de montrer qu'un sourire ne vaut pas avance sexuelle de la part d'une femme ! La prof, d’un certaine âge, tout sauf sexy dans son tailleur strict (Sidse Babett Knudsen), commence à se trémousser sur une musique de danse, multipliant les poses suggestives face au balourd moustachu qui se laisse tenter. Jusqu'à se prendre une claque suite à la défendue main au panier. "Qu'a-t-il fait de mal ?" demande la prof. En face, les migrants sont médusés. Une main se lève, mais la scène est coupée avant que la réponse ne soit formulée. Brillant. Cette scène parvient à exprimer avec légèreté un cliché concernant les migrants : ce seraient des violeurs en puissance. On retrouvera ce préjugé peu après dans la bouche des jeunes en voiture. Le seul silence perplexe que lui oppose la "classe" des migrants comme plus tard le jeune Syrien suffit à le réfuter.

A cette scène, succède celle de la cabine téléphonique. Les quatre migrants que l'on va suivre sont disposés géométriquement de part et d'autre d'une cabine posée au milieu de nulle part. Cet objet anachronique est bien le seul lien possible pour les migrants avec leur famille puisque toute l'île n'a pas de réseau, à l'exception du sommet, surplombé d'une éolienne, qui se mérite. Pas de téléphone portable en 2022 ? Si les migrants sont coupés du monde, les autochtones aussi, d'une certaine façon. D'où un clivage moins net que ce qu'on a l'habitude de voir : les Ecossais vont se montrer soit indifférents soit plutôt accueillants. Les propos racistes, suite de clichés adressés au héros, seront immédiatement contrebalancés par un acte plutôt sympathique, le ramener en voiture. Et, plus tard, l'un des jeunes le transportera en bateau pour qu'il puisse donner une sépulture digne à son copain.

Les îliens sont au diapason des migrants : ils font figure d'extraterrestres. On voit passer ainsi une vieille en fauteuil roulant arborant un drapeau écossais, ou encore une postière férue d'opéras, qui s'interrompent comiquement à chaque arrêt où elle coupe le moteur. Sa petite voiture rouge est un point circulant dans le paysage, tout comme l'anorak bleu du héros. Ben Sharrock dispose ainsi de menus détails étranges qui expriment le caractère à part du lieu, tel ce haut réverbère qui fait office de phare du pauvre.

Tous végètent dans les limbes. Les limbes, kézako ? Dans la théologie chrétienne, il y a quatre lieux : le paradis, qui se mérite, l'enfer, qui se mérite aussi, le purgatoire, où l'on subit une période de contrition destinée à préparer l'âme au paradis, et les limbes, là où l'on met ceux dont on ne sait que faire. Un enfant mort-né par exemple : n'ayant pas vécu pour pouvoir être rangé dans l'une des trois premières cases, on disait qu'il flottait dans les limbes. C'est exactement ce qui arrive à nos quatre migrants, objets embarrassants dont on ne sait que faire. Ils ont quitté leur pays d'origine devenu un enfer, espèrent entrer au paradis occidental, et n'ont pas encore subi le jugement de Saint Pierre, que délivrent ici les autorités britanniques. Ils flottent donc, dans l'incertitude. Et rien ne transmet mieux ce flottement que les paysages désolés de cette île écossaise, ces herbes couchées par le vent, ces maisons à l'abandon, ces routes que personne n'emprunte. Le choix du format est également judicieux : le 4:3 exprime, certes, classiquement, la claustration, mais il permet aussi de ne pas magnifier ces paysages sauvages. Il les réduit ironiquement à l'état de cartes postales, de celles qu'on envoie à ses proches lorsqu'on est dans un pays exotique. Sauf que les images, ici, sont plus austères que paradisiaques.

Ben Sharrock a choisi de focaliser sur quatre de ces exilés. Il y a Omar, un Syrien, héros du film, qui a fui la guerre en Syrie ; Farhad, un Afghan présent sur l'île depuis... 32 mois (!), toujours en attente d'une réponse à sa demande d'asile ; Wasef et Abedi, un Nigérian et un Ghanéen arrivés depuis peu de Lybie sur un bateau de fortune. Les migrants sont logés par couple, Wasef et Abedi d'un côté, Omar et Farhad de l'autre.

Wasef incarne le rêve que suscite l'Occident : il veut devenir footballeur, et pas n'importe où, dans le prestigieux club de Chelsea ! Lorsqu'il le lâche au cours d'une séance d'intégration, son voisin ne peut s'empêcher de s'esclaffer : voilà ruinés d’un rire ses espoirs. Abedi, qui n'a que 17 ans, s'est fait passer pour son frère à la demande de Wasef. Il ne cesse de se disputer avec son aîné, à propos de la série Friends, situation décalée qu'auraient pu signer les Monty Python. Mais on apprendra que le Nigérian lui a sauvé la vie lors de la traversée. Ces deux personnages basculent dans l'enfer : Abedi est repris par la police et Wasef succombe au froid dans sa fuite. C'est Omar qui le découvrira, en pleine tempête, en cherchant des moutons égarés. On s'inquiète plus des moutons que des migrants manquant à l'appel.

Farhad, le plus ancien sur l'île, connaît les bons trucs, à commencer par un centre de dons d'où il rapporte les fameux DVD de la série Friends, un costard improbable (avec cravate qui se clipse !) ou un galurin fantaisiste. Le superflu est fourni, mais pour un manteau protégeant du vent, walou, il faut solliciter Omar. Avec ce dernier, ils échangent sur leurs cultures respectives : l'Afghan défend ainsi le niqab en montrant qu'on peut exprimer toutes les émotions par les yeux. Ayant appris le don de musicien de son compagnon, il lui propose de devenir son agent slash manager. L'expression reviendra comme un running gag. L'enjeu est un concours de musique, avec un mini-frigo à la clef. Mais Omar refuse de jouer...

Farhad est, lui, fana de Freddy Mercury, tiens, comme Hakim dans le film de Nabil Ayouch, Casa Nostra. Il en a la moustache... mais partage aussi son orientation sexuelle, ce qu'on apprendra à la fin du film, dans une jolie scène où le dialogue est filtré par une vitre à gros carreaux floutant les visages. Farhad s'est encore illustré en volant un poulet, non pour le manger mais pour l'adopter, sous le nom de Freddy Junior. Omar, Wasef et Abedie se récrient, à raison : c'est par ce type d'acte que les migrants seront rejetés par la population. Mais Farhad connaît mieux le milieu, sait juger qu'il n'y aura pas de conséquences. Avec raison : il remettra le poulet dans son enclos à la fin, ayant obtenu sa demande d'asile.

Enfin, et surtout, il y a Omar. Le musicien « mort », puisqu'il ne joue plus, comme le lui dit son père. Il trimballe son oud partout comme son pays dans un étui. Il le dira d’ailleurs explicitement : on voit sur les décorations de la caisse de l'instrument son jardin - les oiseaux, le puits... Exilé, Omar est exigeant : il ne veut pas jouer d'un instrument "qui n'a plus le même son" et, s'il cuisine la recette de sa mère, il entend y mettre exactement la même épice, celle qui lui confère sa magie. Un immigré enturbanné, natif de Glasgow, saura comprendre ce désir, lui obtiendra le fameux sumac. Un exemplaire suffit.

Classiquement, Omar est un jeune homme déchiré : entre l'aventure qu'il tente d'une part, dont il espère qu'elle lui permettra de gagner sa vie, de rembourser d'abord ses parents puis de les faire venir en Grande-Bretagne, sa patrie d'autre part. La famille est éparpillée façon puzzle, en trois morceaux : Omar a émigré en Occident, ses parents ont fui à Istanbul, Nabil, le frère aîné, a tenu à rester en Syrie pour se battre. La culpabilité pèse sur Omar, qui subit les reproches à peine voilés de ses parents : le vrai héros, c'est Nabil, qui défend le pays. En plus, Omar n'est même pas foutu de jouer de son instrument ! Dans l'impossibilité de travailler tant qu'il n'a pas de papiers, si ce n'est au noir - ce qui peut, on le verra, se payer cher -, Omar n'a qu'une chose à faire : attendre, et donc subir la frustration de celui qui reçoit par téléphone les terribles nouvelles de Syrie (où la situation est évidemment difficile) et de Turquie (où les Syriens sont traités comme des chiens, bien pire qu'Omar en Ecosse, et où l'argent manque). Omar n'a d'autre choix que d'être un assisté. Traumatisé par la mort de Wasef, il rembarrera durement l'un des autochtones qui lui propose de l'aider. L'aider pour faire quoi, au juste ? L'artiste qu'il reste ne parvient pas à voir comme un horizon souhaitable ce que vise son ami Farhad : avoir son pavillon et engloutir sereinement chaque matin son petit déjeuner à l'anglaise. Ben Sharrock parvient remarquablement à nous faire ressentir le dilemme auquel est confronté le jeune homme, muré dans une impassibilité de façade : c'est assez poignant.

Devant l'insistance de ses parents, Omar finit par gravir la colline pour téléphoner à son frère, mais il tombe sur la messagerie. La rencontre aura donc lieu, en rêve, dans un abri de fortune où le jeune homme a trouvé refuge. D'abord dans un classique champ/contrechamp, puis séparés par un feu ardent, les deux frères finissent par se retrouver. Avec légèreté là encore, lorsque Nabil évoque son unique peur : être embrassé par une tante qui ne manquait jamais de couvrir ses joues de rouge à lèvres ! Le rire libérateur fuse, la réconciliation a eu lieu, Omar va pouvoir rejouer de son instrument. Dans une scène assez convenue : le concert final, qui vous a un petit air de feel good movie nullement au diapason du reste du film. Une fausse note, qui ne dure heureusement pas trop, Ben Sharrock ayant le bon goût de couper le son.

Raconter l'absurdité de la situation de ces migrants, la difficulté de leur exil aussi, sans jamais tomber dans le tire-larmes ni dans la simplification : c'est ce à quoi est parvenu Ben Sharrock avec ce petit bijou d'équilibre qui n'a rien à envier aux meilleurs des Kaurismäki. Outre le concert final dont on a parlé, on ne déplorera qu'une faiblesse : l'utilisation des effets spéciaux pour toutes les scènes enneigées. Y a rien à faire, ça se voit, ces images "photoshoppées" ! Et personnellement, ça me fait un peu sortir du film. Pour le reste, ce Limbo est constamment inspiré, et servi par l'interprétation très juste d’Amir El-Masry : il campe un Omar tout en retenue, flottant entre mélancolie et perplexité. Dans l'entre-deux fragile de l'attente.

Jduvi
8
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le 9 juil. 2022

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