Comment réinventer l'histoire grâce à la puissante machine hollywoodienne... Entre Argo qui nous présente un groupe d'américains(avec tous les traits nobles que cela entraîne) tentant de survivre dans la jungle iranienne, Zero Dark Thirty qu'il faut que j'aille voir de toute urgence, et Lincoln et sa représentation idéologique quelque peu orientée, on commence à être drôlement bien gâtés, manque plus qu'un film sur Guantanamo Bay réalisé par Roland Emmerich pour compléter cette affreuse collection...
Pourtant c'était pas gagné d'avance. Je reconnais avoir été un peu inquiet quand dès son ouverture le film annonce que le problème de l'esclavage était avant tout politique et non pas humain (ce qui aurait pu être encore un peu plus nuancé puisque l'avantage économique de l'esclavage commençait déjà, avant la Guerre de Sécession, à être remis en question; mais bon on est plus à ça près), puis le flou sur les véritables intentions d'un Lincoln changeant de discours en fonction de l'attente de son interlocuteur a encore plus alimenté mes craintes. A quoi bon se taper 2h30 de blabla lourd et prétentieux si on peut même pas rigoler devant le manque de subtilité flagrant avec lequel Spielberg nous envoie en pleine figure sa pâtée d'une idéologie plutôt douteuse?


Heureusement un débat à l'assemblée plus tard et mes craintes étaient dissipées. On y rencontre des démocrates très méchants hurler de toute leur haine des discours horrible (qui sont d'ailleurs en substance les mêmes que ceux que Lincoln a pu prononcer avant la guerre), face à des républicains pragmatiques qui veulent à tout prix que la guerre se finisse. A partir de là c'est le festival du révisionnisme et on commence à assister à une véritable leçon de comment réinventer l'Histoire à partir d'oublis et de raccourcis. En effet si le rapport de Lincoln avec l'abolition de l'esclavage est assez ambigu puisqu'il ne cessera de dire tout et son contraire et d'esquiver la question autant qu'il le pouvait, prétextant que sa priorité suprême était la préservation de l'Union, ce n'était peut être pas la peine de le présenter comme un humaniste convaincu, allant même à un moment jusqu'à compromettre la paix entre le Nord et le Sud(!) pour faire passer son amendement. Quand on connait certaines paroles prononcées dans ses discours (notamment sur la place qu'il réserve aux noirs dans la société...) on se demande si Spielberg n'a pas un tout petit peu enjolivé la chose. De même, l'idée de mettre le XIIIe amendement au centre de la résolution du conflit, c'est plutôt joli, et ça reste dans la continuité du discours de Gettysburg de 1863 qui met l'idée d'égalité et de liberté au centre de la construction des Etats Unis, la réalité est aussi un petit peu plus subtile que ça: il ne faut pas oublier qu'une semaine avant le vote de l'amendement Grant venait de prendre Richmond, la capitale des Etats Confédérés... Puis la scène à Appomattox est elle aussi assez amusante, suffisamment floue et rapidement survolée pour nous laisser l'impression d'un Lee mauvais perdant et dédaigneux face l'attitude conciliante de Grant et des soldats nordiste (alors qu'en réalité c'est Grant qui est arrivé avec une attitude complètement irrévérencieuse).


Cela dit on peut toujours pardonner à Spielberg les quelques inexactitudes qui fondent son parti pris idéologique, n'importe quel cinéaste français en aurait fait de même avec De Gaulle par exemple. Ce qui gêne un peu c'est la figure messianique de Lincoln, véritable Jésus Christ ne parlant qu'en paraboles, capable de tous les miracles (ses acolytes qui peinent pendant les deux premières heures du film à récolter les voix démocrates nécessaires à la ratification de l'amendement, alors que lui arrive à convaincre tout le monde en même pas 5 minutes), victime de son temps et de l'incompréhension des ses compatriotes, qui s'est finalement sacrifié pour l'avenir des Etats Unis. L'apothéose restera cette scène finale, où l'on voit sur son lit de mort l'image de Lincoln superposée sur la flamme d'une bougie, médiocre représentation par un Spielberg qui s'improvise Poussin lorsqu'il peint La mort de Germanicus, le mauvais goût et le ridicule de la comparaison en plus. Je passe bien sûr sur le côté patriarche américain parfait, tiraillé entre son travail et sa vie de famille (oh le pauvre homme stoïque qui ne peut même pas pleurer la mort de son fils!), ainsi que sur l'idée du président américain qui est l'homme le plus puissant du monde, tellement que le monde entier était déjà en 1860 fasciné par les Etats Unis...
Cette représentation de l'Histoire devient dérangeante non pas à cause des erreurs et raccourcis historiques (je n'ai pas la légitimité, et encore moins l'autorité pour dire que c'est faux), mais à cause de sa démarche historique manichéenne au possible. Il est en effet facile en 2013 de juger les problèmes de l'esclavage( révolu depuis maintenant près de 150 ans), mais comprendre les enjeux qui entourent aussi bien le système esclavagiste que son abolition est tout de suite plus délicat. Il est évident qu'il n'y a pas des "gentils" dans un camp contre les "méchants" dans un autre (comme le souligne très bien Antonin Bénard dans sa critique) mais des enjeux complexes où chacun dans un camp comme dans l'autre y trouve son intérêt. Comprendre ces intérêts est donc bien plus important qu'établir des jugements idiots sur des personnes, qui dans leurs cercueils ont largement eu le temps de pourrir dix fois. Pas besoin d'en rajouter une couche.


La représentation est tellement grossière, et le parti pris idéologique tellement évident et pernicieux que je ne comprends vraiment pas comment la reconstitution a pu être autant unanimement saluée, il ne suffit pas à ce que je sache de ressortir deux-trois habits d'époque d'un placard et de représenter les personnages importants pour réaliser une reconstitution historique réussie. Un peu de nuance aurait été la bienvenue, mais bon si ça marche même en sortant n'importe quoi, je comprends qu'il ne se gêne pas le Steven...

Ano
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le 20 mai 2013

Modifiée

le 11 juil. 2013

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