Little Girl Blue, c'est une chanson de Janis Joplin qui conclut le film, mais on peut aussi traduire le titre en français : on n'obtient pas "la petite fille en bleu", ce serait blue little girl, mais "le bleu de la petite fille". Ce bleu particulier, c'est celui du cardigan que revêt Marion Cotillard pour s'approprier l'âme de Carole Achache, mère de la réalisatrice. Le bleu à l'âme de Mona aussi. Car sa mère s'est suicidée, en se pendant dans sa bibliothèque. Ne restent de sa vie que 25 cartons, contenant des lettres, des journaux intimes, des photos, des cassettes audio, des films de famille. Mona les étale partout dans l'appartement que sa mère a déserté. Il existe une béance dans la relation qu'elle a eue à sa mère. Celle-ci avait signé un livre, Fille de, pour évoquer la sienne, Monique Lange. Little girl blue, c'est en quelque sorte le "Fille de" de Mona.

La cinéaste aurait pu mettre en image les témoignages que contiennent ces cartons, c'est ce qu'elle fait d'ailleurs en partie. Mais elle veut davantage : pour parvenir à percer le mystère de cette mère, il faut la ressusciter. L'avoir face à soi, en chair et en os. Rassembler ce corps éparpillé en un être vivant, à l'oeuvre, confronté à un défi. Elle a donc demandé à Marion Cotillard de devenir sa mère. On voit la comédienne endosser pantalon, cardigan, collier, perruque, lentilles de couleur marron, chaussures. La caméra tourne autour d'elle : par la magie du cinéma elle est à présent Carole. Mais elle reste aussi Marion, sans quoi elle ne serait qu'une statue de cire : on voit donc Marion au travail, apprenant les textes, s'appropriant le voix et la diction de Carole, soufflant qu'elle n'a "jamais fait un truc aussi dur". L'illusion ne se perpétue pas sans mal : à un moment, Mona demande à son actrice de boire son thé à gorgées bruyantes comme le faisait sa mère ; Marion Cotillard répond "je croyais qu'on faisait une pause ?". Loin de montrer, comme le prétend le site critikat, que la confusion règne dans l'esprit de Mona Achache, cette scène porte selon moi l'idée que la réalisatrice lutte pour faire vivre son procédé : le bruit désagréable à ses oreilles que faisait sa mère en avalant son thé lui permet de maintenir l'illusion.

Toute l'originalité de la démarche est de faire exister cette illusion tout en n'oubliant jamais qu'elle en est une. C'est pourquoi, par exemple, le restaurant où l'on suit Carole échanger avec un homme apparaît comme attenant au décor de l'appartement. Les images d'archives (de Mai-68 par exemple), des coupures de presse, des écrits divers, des films de famille, des planches contact, alternent avec Marion prenant la place de Carole face à une journaliste de radio ou avec l'actrice dans l'appartement recouvert de photos. En un va-et-vient incessant, l'histoire de cette lignée dialogue avec le présent reconvoqué par Marion. On part de loin : la naissance de Carole, non désirée par un père qui lui enjoint d'avorter, sa rencontre avec Jean Genet, qui très jeune la dévergonda, sa liaison avec un autre Jean, qui se révèla homosexuel. Le prénom Jean, qui s'affiche régulièrement, a des allures de malédiction qui poursuit la lignée : c'est au Maroc que la jeune Mona sera comme sa mère abusée très jeune par l'ami de Jean. Dans une scène violente digne de Bergman, qui semble l'aboutissement de tout le procédé voulu par Mona, Marion/Carole criera sa colère à sa fille : elle n'a pas pu empêcher ce forfait et de toute façon Mona a eu "plus de chance qu'elle". Il faut reconnaître que, question sexe, c'est du lourd : en une longue séance, Marion/Carole, allongée sur un lit comme chez le psy, narre son expérience de prostitution new yorkaise. J'ai d'ailleurs noté un amusant jeu de mots pouvant être assimilé à un lapsus : Carole raconte qu'attendant un client dans un grand hôtel, elle s'est installée pour pouvoir panoramiquer la réception et ne pas manquer l'homme. Panoramiquer ou "pas normal niquer" ?! Ce néologisme eût fait le sel d’un psy !

On sent dans ce témoignage le parfum d'une époque, celle de la libération des moeurs, qui vira un peu à l'injonction. Par la voix de Marion, Carole en convient : ce ne fut pas une très bonne expérience. Elle goûta aussi à l'alcool et à la drogue, cherchant les excès, fuyant comme la peste le conformisme. Le mot de Cocteau résume l’existence de Carole : à la question "qu'emporteriez-vous si votre maison brûlait ?", il répond "le feu, bien sûr". On dit aussi brûler la chandelle par les deux bouts, ou encore une tête brûlée. D'ailleurs, Marion n'arrête pas de s'en griller une, mais pour une fois je ne m'énerverai pas sur le cliché de la clope : il est justifié si c'était un trait caractéristique de Carole.

Mona Achouche hérite donc d'une lignée torturée, ballotée entre joie intense et souffrance. C'est peut-être ce destin-là qu'elle a voulut conjurer avec son film. Celui-ci n'est pas un puzzle, plutôt la tentative d'incarner les vestiges du passé de Carole et de Monique. A la fin, l'appartement est vide, toutes ces traces ont perdu leur utilité. J'aurais conclu sur ces sereines images, mais Mona Achache a voulu ajouter une ultime scène de dos face à la mer, la cinéaste étreignant sa mère devenue statue. Marion a rendu perruques et costume : sa présence n'est plus nécessaire.

On a loué, à juste titre, la composition de Marion Cotillard se métamorphosant sous nos yeux. Elle est parvenue à faire oublier l'actrice oscarisée de La môme, qui apparaît furtivement dans un flash au début du film. La réalisation n'est pas en reste : nombre de plans dans l'appartement sont de toute beauté, comme ces murs punaisés de photos, ce plafond recouvert de feuilles, cette bibliothèque devant laquelle Marion/Carole contemple son double, avant que, sous forme d'hologramme, apparaisse la pendue représentée par un acrobate victime d'un accident. Mona Achache fait feu de tout bois : elle projette dans l'obscurité des images sur le corps de Marion Cotillard ou la laisse immobile sur une rue de New York agitée.

Vraiment, ce Little girl blue est une expérience singulière. On pense à ce qu'aurait pu faire un Alain Cavalier, cinéaste de l'intime par excellence. On pense aussi à un projet tout aussi original, Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais. Le spectateur est parfois un peu perdu (qui parle par la bouche de Marion lisant des textes ? Monique ? Carole ? Mona ?), pas toujours captivé (je l'avoue, j'ai parfois dû lutter contre le sommeil...), mais il ne peut que saluer l'ambition d'un tel projet.

7,5

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 8 déc. 2023

Critique lue 100 fois

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Jduvi

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