Attentat (raté) contre un genre cinématographique

Il arrive que de mauvais films parviennent à satisfaire l'audience, soit en limitant la casse par leur candeur désarmante, soit en allant si loin qu'ils en deviennent involontairement divertissants (c'est là qu'on parle de nanars) et susceptibles de servir lors de blancs dans une conversation ou encore à un enterrement. Live By Night ne fait pas partie de ce genre de films. Live By Night est un échec est au mieux morose, au pire déprimant, en aucun cas charmant.


En une phrase : LBN (plus rapide), ou quand l'hubris de Ben Affleck l'a tuer. Quand ce sacré Ben, auréolé du succès de ses trois précédents films, la tête encore dans les oscars d'Argo, a voulu voler au plus près du soleil, s'est pris pour un dieu protéiforme du 7ème art combinant les génies de Fritz Lang et Marlon Brando, et puisqu'il n'est ni l'un, ni l'autre, s'est cramé les putains d'ailes, et rétamé comme une merde sur le tapis froid de salles de projection à l'atmosphère funèbre.


Sûr, ça ne sentait pas super bon depuis le départ. La bande-annonce laissait perplexe quant à la valeur-même de l'histoire : celle d'un gangster qui grimpe les échelons au prix de sacrifices dans un monde de brutes... et ? Paie ton pitch, comme on dit. Et puis l'acteur y avait l'air un poil constipé. Mais il était très bien dans Batman v Superman et Mr Wolff, donc pourquoi pas ? Il lui suffisait de rester fidèle à lui-même. Sauf que... avec LBN, ce n'est pas exactement ce qu'il a fait. Avec LBN, il a voulu jouer. Encore plus que d'habitude. C'est-à-dire pas énormément, mais déjà trop. En fait, il a joué dans TOUS les sens du terme, et ça a merdé, jusqu'au box-office, pas vraiment tendre ce coup-ci. Avec LBN, on tient un plantage XXL, cinq étoiles, brillant de tous ses généreux feux de joie déplacée, car il en a gaspillé, de la thune, on y reviendra plus bas. Simple : c'est un des « gros » films hollywoodiens les plus mal écrits et mal joués de récente mémoire. Si, si.


De l'utilité d'avoir des choses à dire


On a évoqué plus haut son manque d'originalité : juste l'histoire d'un gangster qui grimpe les échelons. Soit, mais encore ? Le Parrain, c'est l'histoire d'un fils de famille mafieuse qui en prend les rênes malgré lui dans un moment de crise. Scarface, l'histoire d'un immigré cubain voulant vivre le rêve américain, à tout prix. Il Était une Fois en Amérique, l'histoire de deux amis d'enfance passant de petites frappes à gangsters notoires avant d'être séparés par leurs visions opposées du business… et de l'Amérique. Casino, l'histoire d'un homme au sommet menacé par ses liaisons malavisées avec une épouse-trophée et un ami tête-brûlée sur fond de changement d'époque. Le Road to Perdition de Sam Mendès, l'histoire d'un jeune garçon découvrant son père gangster alors que leur famille a été assassinée et qu'ils fuient les assassins. Etc., etc. Quelque chose. Là, nada. L'argument des faits réels, bien qu'insuffisant, y aurait accordé un vague semblant de pertinence, comme il l'a fait avec le Legend de Brian Helgeland (sans pour autant sauver les meubles tant le film était raté). Face à un spectacle archi-conventionnel, on se serait dit que la réalité n'est pas toujours originale, mais qu'au moins, c'est vraiment comme ça que ça s'est passé, yay ! LBN n'a même pas ça. Et rien à cirer qu'il ait été fidèle au bouquin, que ce dernier ait été écrit par Dennis Lehane, et qu'il ait valu à ce dernier un joli prix.


Il y a des moyens de rattraper le dangereux manque d'originalité d'un pitch. Il aurait fallu que Ben Affleck n'ait pas oublié la notion de nuance, qui était pourtant relativement présente dans ses deux précédents films. Il lui aurait fallu chiader le détail, faire du travail d'orfèvre sur ses personnages, jusqu'aux secondaires, et leurs relations, sur ses dialogues, sur ses sous-intrigues, quitte à en bricoler si le roman en manquait : même si le but d'un pitch est d'accrocher très rapidement, et donc de susciter la curiosité, un récit aux ressorts classiques n'est pas non plus condamné à se planter. Après tout, qu'est-ce que Heat ? La confrontation d'un flic énervé à un braqueur de banque méthodique. American Gangster ? Pareil, l'argument des faits réels en plus. Le détail, voilà ce qui en a fait des grands films.


Le vide en costume trois pièces


Las !, c'est à l'exact opposé qu'Affleck nous condamne, plus de deux heures durant (normal, c'est un fresque, ça ne rigole pas). Son histoire est aussi balisée qu'insipide (encore une fois, rien à carrer que ce soit celle de Lehanne), allant d'un point A convenu à un point B tout autant, sans sortie de route ni vraie surprise, et donc terriblement prévisible de bout en bout (cf. le personnage d'Emma Gould… Affleck, TOUT LE MONDE sait que quand on ne voit pas un personnage mourir à l'écran, ça veut dire qu'il n'est PAS MORT). Le protagoniste, voleur talentueux qui refuse d'intégrer le grand-banditisme car son papa policier lui a laissé quelques principes moraux, n'inspire aucun intérêt ni attachement tant il est faiblement caractérisé et surtout incroyablement terne : intègre mais pas trop non plus, torturé par cette contradiction mais pas trop non plus, ni vraiment violent, ni vraiment l'inverse, incolore, inodore, dénué d'humour et d'excentricités qui auraient relevé sa sauce, tout juste doté de l'intelligence utile à tout chef de bande qui doit gagner à la fin. Les sous-intrigues sont dignes d'épisodes de mauvaise série télé (aaaah, les branquignoles du Ku Klux Klan ! La voilà, l'originalité du film... qui concerne un quart du récit), à l'exception peut-être d'une sur laquelle on reviendra. La romance avec Graciela ne touche à aucun moment tant elle est, elle aussi, archi-convenue – le tout n'étant pas aidé par l'atroce manque d'alchimie entre Ben Affleck et la jamais convaincante Zoe Saldana. Les personnages secondaires sont des vignettes en papier mâché : le mafieux Maso Pescatore est un Don Corleone de supérette de cité, le boss irlandais Albert White passe de possible antagoniste principal à un arrière-plan duquel il ne surgit qu'en toute fin pour boucler la boucle (on tient donc deux « villains » catastrophiques, ce qui le fait plutôt mal dans un film de gangsters), le fidèle second Dion Bartolo se limite à un piètre ressort comique, Emma Gould a une biatch blonde des roaring twenties, et Graciela au cliché de la business woman à-qui-on-la-fait-pas mais qui finit par tomber amoureuse du héros tellement il a ce petit quelque chose qui la fait chavirer. Avec ces casseroles, autant dire que les enjeux de l'histoire sont sans intérêt. Le protagoniste va-t-il gagner à la fin ? Inévitablement, oui. Mais attention, c'est ambitieux, comme film, c'est pas n'importe qui qui l'a fait, donc y aura forcément un message ! Un du genre de « tout a un prix ». « Spoiler », vous dîtes ? C'est quasiment l'accroche de l'affiche du film, merci les gars… (sic)


En parlant de prix, il y a bien l'innocente victime Loretta, personnage lié à la seule sous-intrigue qui vaut quelque chose : [spoiler alert] quand les hommes de Coughlin la kidnappent et la shootent à l'héroïne pour faire chanter son père flic, et qu'elle revient transformée de cette expérience au point de devenir une menace inconsciente pour les plans du héros [spoiler /off], le spectateur jusque là intellectuellement dépité se dit : « ok, LÀ, il va peut-être se passer quelque chose ! » – d'original s'entend. LÀ, le récit va peut-être dévier de sa course mortellement convenue, ne fût-ce qu'un moment. Les semblants de principes censés caractériser le protagoniste vont être enfin mis à l'épreuve et servir le drame. La confrontation entre Joe et Loretta donne lieu à la meilleure scène du film (autant dire une des rares bonnes), celle dans le restaurant, ou Fanning brille, et tire quelque peu Affleck vers le haut. Mais ça n'ira pas plus loin q'un court malentendu suivi d'un bref remords, et LBN maintiendra son cap mou du gland et sans aspérité.


À défaut de faire preuve d'un réel caractère en tant que réalisateur, Affleck a surpris à trois reprises son monde par son indéniable efficacité. The Town avait donné lieu à quelques unes des meilleures scènes de braquage et de fusillades qu'on ait vu depuis belle lurette, au point de se gagner une comparaison avec Heat (de quoi donner la grosse tête au Ben, quand on y pense). On comprend d'autant moins la morosité cinématographique de LBN, dont on ne garde pas même UN morceau de bravoure en mémoire : ni la course-poursuite en voiture du début, loin de la remarquable tension de celles de The Town, ni la fusillade finale dans l'hôtel, supposé climax, en réalité interminable cacophonie de bang-bang à la chorégraphie chiantissime... pas vraiment aidée, il faut dire, par le désintérêt total qu'éprouve le spectateur pour ce qui s'y joue.


Amateurisme de luxe


C'est bien simple : en regardant LBN, on croit voir un film d'étudiant en cinéma de troisième année, trop obsédé par la forme pour soigner son casting et trop timoré pour diriger convenablement les quelques acteurs corrects qu'il a débauchés. On a évoqué l'insipidité des personnages, un peu plus haut : Affleck a fait sauter la banque en se dénichant quelques acteurs improbables, à commencer par ceux qui jouent les deux bad guys, le ridicule Robert Glenister dans le rôle du pseudo-antagoniste White et Remo Girone dans le rôle de Pescatore, tellement concerné par sa carrière qu'il n'a même pas de photo sur sa page IMDb. On aime Chris Messina mais le film le réduit à un bouffon à postiche ; on aime (bien) Sienna Miller mais elle ne sert qu'à faire sa biatch blonde des roaring twenties et puis s'en va ; on n'aime pas Zoe Saldana mais ça colle plutôt bien ; on aime beaucoup Brendan Gleeson et Chris Cooper, mais de solides acteurs ne transforment pas l'eau en vin ; enfin, avoir attribué le rôle du baron de club et allié de Coughlin Esteban Suarez au minet Miguel (juste Miguel), qui donne VRAIMENT l'impression de sortir de la fac, ressemble à de l'auto-sabordage. On a parlé plus haut du personnage de Loretta : s'il ne devait y avoir qu'un seul rescapé sorti parfaitement intact du naufrage, ce serait son interprète Elle Fanning. Mais comme indiqué plus haut, ce n'est pas comme si Affleck en avait fait un exceptionnel usage...


Alors certes, avec son confortable budget, qui n'est pas celui d'un étudiant en cinéma de troisième année, il se garantit une reconstitution rutilante de la Prohibition – parfois même TROP rutilante… – et de bien belles images composées par un chef opérateur habitué de grands cinéastes comme Martin Scorsese et Quentin Tarantino (et à qui l'on doit donc, entre autre, Casino, Kill Bill, Shutter Island, et Django Unchained). Ce qui fait fatalement illusion, au début. Mais plus l'on voit clair dans le jeu d'Affleck, ou plutôt son absence de jeu, plus la nullité de son fond devient évidente, plus cette rutilance devient un handicap, car elle renforce l'impression de voir une bande de grands gamins gonflés à la beuh et aux délires juvéniles de grandeur essayant pathétiquement de jouer les durs et comptant sur leurs costumes trois pièces pour avoir de la gueule, comme le fait d'ailleurs Ben Affleck, PAS UNE SEULE SECONDE crédible en caïd, davantage en pire imitation possible de Don Draper. Clint Eastwood, avec son regard d'acier et sa mâchoire de la même matière, n'a peut-être pas une palette de jeu bieeeeeen plus vaste que celle de Ben Affleck, mais il a toujours eu l'intelligence de se confier des rôles qui lui conviennent, que ce soit en Dirty Harry, en Bill Munny, ou en Walt Kowalski.


Et ce n'est pas un anti-Affleck qui écrit ces lignes. Juste quelqu'un qui sait reconnaître quand un cinéaste a les yeux en face des trous, et quand il ne les a pas. Sur LBN, qu'il semble avoir écrit avec les pieds tout en bouffant des chips et se branlant sur une rediffusion de Batman v Superman, Affleck a été un gamin trop largué pour réaliser qu'il ne faisait que pomper, et mal, les pires clichés d'un genre dont il avait sans doute enchaînés les classiques pour se mettre dans le mood, les jours précédents. Son film rappelle un peu la série de Mitch Glazer Magic City, entreprise pleine de promesses (reconstitution flamboyante du Miami des 50s, Jeffrey Dean Morgan, Danny Huston et Olga Kurylenko au casting…) qui s'était royalement plantée à cause d'une écriture peu inspirée et d'un casting de seconds couteaux atrocement télévisuel – ne nous laissant de plus mémorable que les fesses d'Elena Satine. Rouler des mécaniques, c'est fun, mais sur la durée, ça ne paie pas.


Un peu de politique pour tout arranger


Last but not least, le dernier clou dans le cercueil de LBN, ce qui nous passe même l'envie d'être bonne pâte et de lui filer quatre étoiles, c'est sans aucun doute le prêchi-prêcha progressiste que son réalisateur impose jusqu'à l'écœurement à un spectateur pas vraiment venu là pour entendre ça, principalement dans cette scène ridicule où le héros, en remettant à sa place un méchant banquier bien blanc du sud, donne l'impression d'entendre une pleurnicherie anti-Trump d'étudiant demeuré de CalArts. On y trouve presque tous les mots-clés rhétoriques de ce qu'on appelle le « SJW » (« Social Justice Warrior »), néo-antifa sévissant principalement aux USA, de la diabolisation de la majorité blanche et à l'obsession du patriarcat en passant par l'infantilisation des minorités ; autant dire un discours déjà bien con, mais parfaitement grotesque une fois mis dans la bouche d'un gangster blanc des années 30, eût-il la main sur le cœur, et l'action du roman se passât-elle dans une Floride en proie au racisme. On imagine que le roman de Lehanne traitait de ce sujet, et on imagine qu'il allait dans la même direction, mais l'on ose croire que l'écrivain avait été un peu plus subtil. En voulant enfoncer le clou, Affleck, bôgosse du showbiz (soit le milieu le plus moralement artificiel qui soit) suffisamment mégalo et demeuré pour se ridiculiser à plusieurs reprises sur le terrain pourtant hautement glissant du débat politique (voir sa confrontation à Bill Maher à propos de l'Islam et l'affaire de l'émission Finding your roots), a eu la pire idée possible. Dommage que ce soit le seul moment où l'on a senti une certaine passion l'animer…


La messe est dite. LBN est un film profondément médiocre, plus qu'on ne pouvait le craindre, et le meilleur rappel que chaque cinéaste doit impérativement reconnaître ses limites, et s'en tenir à bonne distance. Dans son délire, Ben Affleck a visiblement voulu réaliser l'ultime hommage aux classiques, comme Damien Chazelle a récemment honoré la comédie musicale avec son brillantissime La La Land ; seulement, avec Live By Night, il donne l'impression, contrairement à Chazelle, d'avoir littéralement flingué un genre... et même pas à la Thompson. La renaissance de l'acteur n'était-elle que temporaire ?

ScaarAlexander
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le 30 janv. 2017

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