Pour son quatrième long-métrage, Todd Haynes a voulu reprendre très littéralement les formes du mélodrame de studio des années 50, au point de porter son film aux frontières du pastiche. Dès le générique, le graphisme de Loin du paradis affiche sa logique d’imitation : le titre s’inscrit en grosses lettres italiques tandis qu’un ample mouvement de grue découvre le décor. L'aspect pastiche s'affirme, ensuite, avec le scénario et son déroulement, feutré et presque prévisible, puis avec les différentes facettes propres à la production des films de l'époque : costumes, musique, décors, lumières, façon de s'exprimer, manière de filmer... Ce parti pris, cette imitation d'Imitation of Life, lui permet de dépasser la simple parodie : les situations, les personnages, les faits en viennent à refléter notre propre époque, tout comme l’histoire trouve son pendant dans le monde contemporain, avec son hypocrisie sociale en tête.
Bien que le schéma narratif du film semble directement inspiré de Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk, Haynes n'hésite pas à opérer quelques petits ajustements : le mari n’est plus mort, mais il est écarté du couple par son homosexualité, l’amant a désormais le même âge, mais, au grand dam des amies de Cathleen et de la société bien-pensante de Hartfort, il est noir. Après Fassbinder avec Tous les hommes s’appellent Ali, Todd Haynes reprend cette histoire pour en déplacer les enjeux. Cependant, l’originalité de ce film tient à la reprise non seulement de contenus mélodramatiques, mais aussi de la forme de ces « mélodrames flamboyants » où l’utilisation parfaitement anti-réaliste des couleurs et les larges mouvements d’appareils donnaient un style parfaitement reconnaissable oublié depuis la fin des années 50.
Ainsi, du film de Sirk, Todd Haynes n’a pas seulement repris le portrait de femme et les enjeux raciaux, il exploite également l’union parfaite de la forme et de l’affect, l’harmonisation des douleurs qui fait l’essence du mélodrame. On s’en rend compte notamment lorsqu’il exalte les effets lumineux jusqu’à en déréaliser les couleurs : les personnages en viennent à déambuler dans un univers quotidien où les tons virent parfois aux bleus électriques et semblent les imprégner. Dans la scène où Frank s’effondre en larmes et avoue à sa femme qu’il est tombé amoureux d’un homme, celle-ci semble ne pas réagir. « Alors j’imagine…que tu vas vouloir divorcer », lâche-t-elle simplement, avant de s’éloigner. Elle se retrouve ensuite par magie dans sa chambre, comme happée par les fondus enchaînés. Des lueurs dansent sur les rideaux aux fenêtres. Elles lui bouchent l’horizon, mais en même temps, sont comme le reflet de sa confusion intérieure, projetés sur cette fenêtre/écran qu’elle n’arrive pas à franchir. Il neige dehors, mais les flocons ont l’air de tomber à l’intérieur, reflétant les tourments du personnage. Julianne Moore est parfaite : on devine ses pensées torturées derrière son teint diaphane, sa chevelure rousse éblouissante, ses yeux écarquillés, sa bouche maquillée de rouge fendue par des sourires figés et mélancoliques. Sa démarche est gracieuse : sa robe tressaute si discrètement à chacun de ses pas qu’elle semble flotter dans l’espace. Un espace que le montage l’aide à traverser aisément, mais qui la ramène inlassablement à l’intérieur, et ne la conduira qu’à l’immobilisme d’une scène d’adieu sur un quai de gare.
Mais surtout, cette forme cinématographique devient le support d'une critique sociale subtile, Haynes fustigeant férocement cette société US qui, en plein maccarthysme, ne sait vivre que de faux-semblants. L'esthétique de Loin du paradis devient le reflet d’une Amérique elle-même pastichée, comme l’attestent ces séquences dissonantes dans lesquelles l’univers ouaté entre en contradiction avec le malaise des personnages. En prolongeant l’imagerie idyllique du début après la mise en évidence des tourments des personnages, Haynes fait de son film la peinture artificielle d’une société artificielle. Subtilement, la perfection plastique initiale s’effrite avec ces plans qui sèment le doute, qui trahissent leur artificialité. On pense, par exemple, à ces nombreuses scènes d’intérieur qui sont étrangement éclairées : il fait jour à l’extérieur, mais nuit à l’intérieur. Nous voyons le couloir d’entrée de la maison des Whitacker éclairé par des lampes et en arrière-plan le jardin éclairé par la lumière du soleil... Ce procédé, qui rappelle L’Empire des ténèbres de Magritte, permet de créer une remarquable impression de fausseté, révélant la scission qui existe entre l’univers intérieur des personnages et ce qu’ils laissent transparaître à l’extérieur. La vérité des sentiments de Cathleen et de Raymond aurait dû rester dans l’ombre pour exister car l’espace public de cette Amérique est comparable à un studio de cinéma bombardé de lumière où l’on ne paraît pas sans maquillage...
Une dimension métafilmique qui transcende les époques, donnant aux maux d'hier une saveur bien contemporaine. Haynes va ainsi bien plus loin que le film hommage, s'interdisant tout happy-end pour faire de Loin du paradis le pendant pessimiste et désenchanté de Tout ce que le ciel permet. Le rêve américain ne s'est pas concrétisé, il n'est plus qu'un fantasme fané...