Adaptation fictionnelle d'un désormais livre culte sur le trve black metal norvégien et l'Inner Circle (livre ayant au passage fait partie intégrante de mon adolescence, de mon initiation au metal et au black metal en particulier), "Lors of Chaos", le nouveau long métrage de Jonas Âkerlund, batteur éphémère des légendes du viking metal (genre pionnier et en partie fondateur du black metal) Bathory, reconverti depuis avec succès en vidéaste pour l'industrie musicale (il signera entre autre "Ray of Light" pour Madonna, avec un Grammy à la clé, mais aussi "Smack my Bitch Up" de Prodigy, "My Favourite Game" des Cardigans, et des clips pour des artistes et groupes allant de Roxette à Metallica, en passant par les Rolling Stones ou ses compatriotes de Candlemass - "Bewitched", avec la fameuse danse de Messiah Marcolin, c'est lui !) et également réalisateur de "Spun", de "Small Apartments" et de l'épouvantable "Les cavaliers de l'Apocalypse" avec Dennis Quaid et Zhang Ziyi (ne regardez pas cette daube), est un pari osé et en bonne partie plutôt convaincant.


Si le résultat final tient autant du reportage gonzo au montage clipesque un peu putassier digne de la grande époque de MTV ou de Vice (qui produit le film, le carton ayant fait ricaner le public dans la salle) que d'une relecture gore, horrifique et pathétique du "Spinal Tap" de Rob Reiner, c'est au final dans ce parti-pris un brin monstrueux et foutraque que réside la principale force du film. Franchement drôle, bête et méchant lorsqu'il s'agit de caricaturer la poignée de post-adolescents dépressifs et désœuvrés qui formaient l'essentiel de cet Inner Circle, le film touche autant une forme de vérité finalement presque touchante (on s'emmerdait profondément en Norvège au tournant des années 90, et une telle société à de quoi rendre fou et/ou dépressif) qu'il désacralise avec une cruauté jubilatoire mais finalement assez lucide la monstrueuse et ridicule réalité de cette scène musicale naissante qui tourna au fait divers scabreux de grande ampleur. Comme si Âkerlund, dont le premier groupe Bathory est régulièrement cité et montré dans le film en référence esthétique et spirituelle pour les pionniers du trve black metal, voulait à la fois montrer la violence effroyable qu'un mal-être réel peut générer (la terrible scène de suicide de Dead, aussi drôle quand elle se met en place avec un timing déphasé, qu'insoutenable lorsqu'elle bascule dans l'irrémédiable), que la dimension rétrospectivement absolument grotesque de tout ce cirque fait de "poseurs" qui s'accusent les uns les autres et sombrent dans une surenchère morbide pour satisfaire plus leur ego qu'une véritable idéologie - les cas de Varg et peut-être aussi de Faust mis à part.


Mais passé la reconstitution façon comédie déjantée des débuts de Mayhem, sur fonds de thrash et de death metal, de bière, de corpsepaint et de camaraderie un peu trop versée dans la provocation sulfureuse et la fascination-adhésion à des idéologies plus que douteuses, le ton du film se fait bien plus ambigu. Varg, s'il est montré pendant presque tout le long métrage comme un être méprisable et parfaitement ridicule, n'en reste pas moins le monstre, froid psychopathe que l'on connaît, et le choix de le faire incarner par le très mauvais Emory Cohen, de surcroît "juif et gras", pour reprendre les termes toujours aussi répugnants du principal intéressé, semble accréditer la thèse du film à moitié pensé pour troller à la fois les puristes et Varg Vikernes, qu'on imagine aisément en train de fulminer devant sa version piratée du film à la campagne (française) où il vit désormais avec sa femme (frontiste). Il y a un vrai plaisir malsain et une tendance à l'auto sabordage dans le film d'Âkerlund, trop content de désacraliser complètement le mythe "pur" de l'Inner circle et du trve black metal, ici ramenés à leur dimension de cour des miracles de la jeunesse nationaliste désabusée des environs d'Oslo. Si cette vision est sans doute un parti-pris un peu trop franc pour complètement correspondre à la réalité de ce qui fut, elle sert l'espiègle parti-pris annoncé dès le carton initial "Ce film se base sur la vérité...et quelques mensonges". Rien de plus jouissif, même si l'on apprécie les premiers albums de Mayhem ou de Burzum, de les voir ainsi ridiculisés en raison de leur hubris, de leurs rêves de grandeur rattrapés par un réel désir de célébrité (et de rentabilité) incarné par Euronymous, campé par un étrange Rory Culkin, quelque part entre son rôle de Scott Pilgrim et celui de Tommy Wiseau dans The Room. Cette tension permanente entre rire et violence, ce décalage entre le sérieux que les personnages de l'histoire essaient d'affecter dans ce qui au final ressemble la plupart du temps à des pitreries grotesques, mais qui s'enfonce peu à peu dans une violence nettement moins risible, constituent le vrai pivot du cinéaste, et celui par lequel il arrive à tirer de son histoire une réflexion aussi cynique que troublante - car désenchantée - autour d'un désir d'exigence artistique et spirituelle pollué par la faiblesse du genre humain (qui baise, qui boit, qui jalouse, ou qui hait, qui brûle et qui tue). Une dichotomie bien résumée par la violence insoutenable et absurde du meurtre homophobe au milieu du film par un Faust qui voulait juste exister au milieu des deux fortes personnalités de Varg et de Euronymous, puis par l'hilarante séquence d'interview que "le Comte" Varg donne à la presse, entraînant à la fois, et toujours dans cet étrange et jubilatoire paradoxe sur lequel le cinéaste met justement le doigt, le début de sa chute personnelle et la célébrité internationale de Mayhem et du trve black metal en tant que genre de musique extrême.


"Lors of Chaos" devient ainsi peu à peu un étrange film mutant, sorte de nanar méta et roublard, cumulant des acteurs pas toujours convaincants, des placements de produits agaçants mais trop goguenards pour être innocents (Coca-Cola n'appréciera peut-être qu'à moitié d'être associé avec des terroristes sataniques et des meurtriers nazis et homophobes), et une d'entreprise d'auto-sape - surtout ne pas donner au fan primaire, au "puriste" l'occasion de vénérer un peu plus un culte fondé sur des actes aussi répugnants - qui esquisse au final un commentaire cynique sur la machine infernale de l'industrie musicale, où l'underground le plus forcené se retrouve forcément corrompu dès qu'il rencontre le succès. Si certains détails et quelques séquences paraissent forcés, superflus ou complètement ratés (tels les "visions" cauchemardesques épileptiques ou la scène de sexe de Euronymous avec sa copine), on saluera le fait que le film ne recule pas devant la violence la plus horrible qu'exigeait son macabre sujet, avec trois scènes de mise à mort (un suicide et deux meurtres) très frontales et limite insoutenables - en particulier la deuxième. Le film bénéficie également d'un joli budget "églises en feu", ce qui, pour une projection en avant-première ayant eu lieu 2 jours après l'incendie de Notre-Dame de Paris, nous donne un exemple de timing complètement chaos aussi drôle que malaisant suivant où l'on se place (deux plans en particulier dans le film résonnent particulièrement avec l'actualité de ce début avril). Les faits énoncés dans l'enquête que constitue le livre initial sont plutôt bien respectés, le film surfant sur la dimension "mythique" floue de certains des actes les plus scabreux de l'histoire, que le fan connaît déjà d'avance, en particulier tout ce qui concerne les circonstances de la mort de Dead et de la mise en scène par Euronymous du cadavre et des trophées qu'il aurait emportés - voire ingérés suite au suicide de son ami. Quant à la mort attendue, puisqu'annoncée dès le début par Euronymous-narrateur (pas la meilleure idée du film, n'est pas "Sunset Boulevard" qui veut, même si les deux films partagent curieusement une vision monstrueuse de "la société du spectacle"), du guitariste de Mayhem, quiconque s'est déjà renseigné sur le sujet ou a lu le livre y retrouvera les détails attendus, mais le traitement franchement grotesque, horriblement drôle, de la chose la rapproche plus d'une mort digne d'un film des frères Coen que d'un sommet tragique, ce qui aurait été catastrophique tant Euronymous n'est guère plus digne de pitié que Varg. Au passage, Emory Cohen joue particulièrement mal dans cette scène, mais là encore on sent la volonté de priver cette histoire pathétique de toute intensité dramatique, d'empêcher la moindre empathie ou admiration (!) du spectateur (et en particulier d'un certain type de spectateur) pour Varg, en le ridiculisant une fois de plus complètement. Le pied de nez final du narrateur, en forme de gag potache un peu facile, accrédite au passage ce point de vue sur les intentions du cinéaste.


Enfin, même si la réalisation est plutôt banale, à quelques bonnes (et aussi très mauvaises) idées près, on appréciera la présence de Sky Ferreira, toujours embarquée dans les plans les plus improbables (au ciné ou en musique d'ailleurs), et une BO atypique, qui fait bien sûr la part belle à Mayhem et quelques groupes phares du death et du thrash dans les années 80-90 (Carcass, Sodom, Venom, Bathory, Cathedral, Diamond Head, etc.) et qui sélectionne pour des moments clés des titres inattendus de Sigur Ros et des Dead Can Dance. On notera une apparition discrète mais drôle du tube de A-ha peu avant la fin du film, Myrkur est utilisée avec beaucoup de goût en guise de générique, et Âkerlund, outre Bathory, cite également dans la bande-son ses amis de Candlemass, même si je ne me souviens pas les avoir entendus dans le film. Avec toutes ses étrangetés et ses maladresses, le film demeure un bon divertissement, volontairement ambigu sur la leçon qu'il essaie de nous donner, sans pour autant tomber dans la vénération malsaine qu'aurait pu susciter un sujet aussi scabreux (au contraire du livre, plus factuel et donc plus facilement source de culte dans le milieu).


Avec ce parti-pris du ridicule, du grotesque et in fine du pathétique si l'on considère les trois tragédies qui scandent le récit, "Lors of Chaos" fait ainsi le pari foutraque et un peu casse-gueule du rire grinçant pour aborder un fait divers hors normes, et que quelqu'un qui n'en aurait jamais entendu parler pourrait avoir les plus grandes peines du monde à croire réel tant il paraît improbable que des ados ait pu faire régner la terreur sur la Norvège pendant plusieurs mois à l'insu de tous et en cumulant les bourdes. Si vous êtes fans de "trve" black metal, un conseil, armez-vous de second degré, vous en aurez besoin. Cette prise de distance par le biais du ridicule résonne alors comme un rappel, finalement pas dénué d'une certaine forme de sagesse, que si le trve black metal était l'art ultime de la désacralisation de toute règle, de toute norme sociale, de toute bien pensance, alors il peut lui aussi souffrir à son tour d'être désacralisé, et qu'en somme, quoi qu'on pense de la musique qui a été faite par ces personnes, leurs actions et leurs idées ne méritent en aucun cas le culte malsain qu'elles ont pu engendrer.


[edit] Addendum :


Norwegian Rhapsody


Âkerlund réalise de fait l'anti-Bohemian Rhapsody, succès monstre mais esthétiquement et déontologiquement inexplicable de l'an dernier, dans la catégorie biopic. Là où le film sur Queen faisait du fan service adapté aux plus grandes masses, lissé de toute aspérité, de tout propos polémique et de toute scène sexuellement explicite, le film sur l'Inner Black Circle ne recule pas devant la violence atroce des actes perpétrés pas les personnages dont c'est l'histoire. Si on peut critiquer la mise en scène clipesque ou par moments putassière, le film n'est globalement pas consensuel ou complaisant avec son macabre sujet. De plus, sa tendance à vouloir faire exactement tout ce qu'il faut pour énerver le "puriste" de base le rend particulièrement fascinant. Ainsi, là où Bohemian Rhapsody était en fait un film piloté par les membres survivants de Queen, trop heureux de pouvoir donner une version de l'histoire qui les arrangeaient en profiter du silence forcé du principal concerné, ici si deux des personnages sont également décédés, non seulement le film n'arrondit pas les angles - on aurait aimé cependant qu'il développe un peu plus la partie sur Dead - mais en plus il se paie le luxe de tourner en ridicule absolu Varg Vikernes, lui bien vivant, comme une manière d'à la fois le faire enrager et d'éviter, en en faisant un personnage d'antihéros psychopathe charismatique, d'aller dans le sens de certains fans "puristes" (ou juste nazis, hein) qui y verraient un nouvel objet de culte malsain. C'est dans cet angle irrévérencieux que le film trouve sa force et gomme ses principales faiblesses.

Krokodebil
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le 17 avr. 2019

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