Sur le papier, le projet de Jeff Nichols pouvait faire peur. En effet, pour son cinquième long-métrage, le cinéaste opte pour une histoire vraie et revient sur l’histoire du couple Loving qui fut à l’origine d’un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis mettant un terme, en 1967, à l’interdiction des mariages interraciaux.


Richard Loving et Mildred n’ont commis qu’un crime : celui de s’aimer et de se marier alors que l’Etat où ils vivent (la Virginie) n’autorise pas l’union entre un blanc et une noire. Alors que la jeune femme est enceinte de son premier enfant, ils sont arrêtés par la police et doivent choisir entre la prison et l’exil…


On devine immédiatement les écueils et poncifs sur lesquels Jeff Nichols aurait pu échouer : film à thèse, manichéisme outrancier (les « gentils » noirs contre les « méchants » blancs), misérabilisme… Or le cinéaste évite avec maestria tous ces travers et nous livre un film bouleversant et d’une rare humanité. Une scène résume à merveille la finesse du cinéma de Nichols. Alors que le couple Loving commence à être entendu par des magistrats qui veulent faire évoluer la constitution et abolir à jamais ces lois esclavagistes et ségrégationnistes rétrogrades, il reçoit chez lui un photographe du magazine Life. Comme par hasard, il est incarné par Michael Shannon, l’alter-égo de Jeff Nichols. Plutôt que de faire son boulot à la va-vite et de prendre quelques clichés anodins, le reporter s’invite à la table des Loving et partage avec eux quelques moments. Au moment opportun, lorsqu’il est parvenu à faire oublier sa présence, il réalise quelques très beaux clichés pris sur le vif (Richard couché sur les genoux de Mildred, en train de rire devant la télévision). L’art de Nichols réside dans cette manière de s’effacer devant son sujet, d’éviter à tout prix le « symbole » pour saisir une certaine vérité humaine.


Lorsque l’avocat Bernard Cohen demande à Richard Loving, qui a refusé de se rendre à la Cour suprême, s’il a un message à faire passer, celui-ci se contente de rétorquer : « dites à la Cour que j’aime ma femme ». En refusant à tout prix d’être le symbole d’une cause (aussi juste soit-elle), le couple permet au cinéaste d’éviter tout schématisme, toutes les oppositions attendues.


Bien sûr, le film débute par une course automobile opposant un blanc et un noir (le frère de Mildred). Cette métaphore des deux voitures avançant de manière parallèle, on la retrouvera souvent dans le film (lors des arrestations du couple, par exemple) et elle traduit sans la moindre lourdeur la séparation absurde entre les individus de couleurs de peau différentes. Mais Nichols se garde bien de jouer la carte de la « victimisation » où chaque scène dramatique n’aurait comme objectif que de distribuer les bons et mauvais points, de faire pleurer Margot avec une succession de malheurs, etc.


Lors d’une très belle scène au début du film, Richard – qui tente de faire libérer Mildred- est confronté avec un flic qui le convoque dans son bureau. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, celui-ci lui prodigue quelques conseils pour l’aider. Même s’il désapprouve le mariage mixte, ce policier n’est pas voué aux gémonies par le cinéaste. Si « un raciste est quelqu’un qui se trompe de colère » (Senghor), c’est moins l’individu blanc qui est dénoncé qu’un système absurde, ségrégationniste et la croyance irraisonnée que cet ordre est « la volonté de Dieu » (ce sont les mots du flic).


En ce sens, Loving s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Jeff Nichols qui met généralement en scène des individus qui s’organisent et luttent contre un ordre des choses qui les dépasse et cherche à les annihiler. Dans Take shelter, le couple lutte contre les menaces venues du dérèglement de l’ordre naturel des choses (cyclones, raz-de-marée, ouragans…). Dans Mud, un vagabond et deux enfants s’inventent un territoire à eux contre le reste de la société.


Ici, la menace est également permanente et Richard redoute les voitures de la police comme le héros de Take Shelter redoutait de terrifiantes tornades. Certains plans paraissent presque similaires, comme ceux où l’homme se dresse devant son foyer pour tenter de le protéger de ces menaces extérieures.


En se plaçant ainsi du côté des individus avec ce que cela suppose comme profondeur et comme complexité (la mère de Richard qui aime sa belle-fille et qui l’aide à accoucher de son premier enfant mais qui reproche néanmoins à son fils ce mariage), Nichols nous épargne tout discours moralisateur et révèle avec d’autant plus de puissance l’absolue injustice que subit le couple Loving.


Rarement on aura traité un sujet aussi brûlant avec autant de subtilité et de délicatesse (sur un autre sujet lié à la discrimination, Todd Haynes s’en tirait de la même manière avec le magnifique Carol). Jeff Nichols revient sur l’Histoire récente des Etats-Unis (on peine à croire que de telles lois puissent encore exister dans les années 60 !) mais il l’aborde de biais, focalisant son attention sur des individus victimes de la « rumeur du monde » et du regard des autres.


Au moment où défilent les cartons finaux, le cinéaste nous apprend que Mildred n’a jamais voulu devenir une « héroïne ». Et c’est sans doute là que se situe la clé de l’œuvre. Tout porterait Nichols à faire de son couple un symbole d’une cause militante. Il montre d’ailleurs avec beaucoup d’acuité l’ambiguïté de ces juristes acquis à la cause du couple mais qui n’hésitent pas à lui faire risquer la prison pour parvenir à leurs fins. Mais en « dédramatisant » les événements (les situations tragiques que connaissent Richard et Mildred sont finalement intégrées dans un quotidien plutôt heureux), le cinéaste remet au premier plan deux individus dont le seul crime aura été de s’aimer (quelle géniale coïncidence de l’Histoire que ce personnage s’appelle « Loving » !).


Avec la finesse qui le caractérise, Nichols nous bouleverse en s’attardant sur les infimes détails de cet amour plus fort que tout : deux mains qui se cherchent et se prennent, le geste d’une infinie douceur de Richard lorsqu’il touche le ventre rond de sa femme, les jeux enfantins entre insouciances et dangers permanents, les regards si caractéristiques des deux personnages : celui de bête traquée de Joël Edgerton et celui si expressif, entre douleur, obstination et espoir, de la géniale Ruth Negga… Avec beaucoup de délicatesse, la mise en scène inscrit ses personnages dans un univers où les éléments naturels ont toute leur importance et où le couple cherche avant tout à trouver un territoire où il sera libre de s’aimer.


En n’essayant pas d’asséner lourdement un « message » mais en se concentrant sur la beauté de ces deux êtres amoureux, Nichols touche à l’universel et signe un mélodrame discret dont la profonde humanité est le plus parfait antidote au visage hideux que nous offre actuellement l’Amérique…

Illuminatus
8
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le 18 mars 2017

Critique lue 323 fois

Kanga Moufassa

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