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En poussant son dernier souffle juste avant la sortie de Lucky, Harry Dean Stanton lui donne forcément une dimension particulière. Impossible, en effet, de regarder cette péloche sans être hanté par l'idée du dernier film, du dernier rôle, de la dernière scène, etc. Pourtant Lucky, malgré sa douce mélancolie, n'est pas une œuvre véritablement dramatique ou triste ; bien au contraire, c'est plutôt la légèreté qui prédomine malgré la gravité des thèmes abordés (solitude, vieillesse, mort), l'humour affleurant parfois en guise d'ultime rempart contre l'impudeur... comme si, pour rendre hommage à cet éternel second rôle, à cette silhouette du second plan qui ne s'est risquée qu'une seule fois au centre de la scène, on ne pouvait faire autrement que d'être humble, discret, sincère. Lucky, faute d'être un grand film, est un film hommage réussi dans la mesure où il épouse l'image de celui à qui il est dédié.


Lucky est certes un dernier rôle, mais c'est également un premier film pour John Carroll Lynch qui fait ses débuts derrière la caméra. Si son travail n'est pas parfait (on pourra lui reprocher sa gestion du rythme, de la narration ou des maladresses dans son approche philosophique), il s'en sort néanmoins avec les honneurs en évitant les principaux pièges qui s'offraient à lui. L'hommage est en effet un exercice de style délicat qui sombre bien souvent dans le pathétique, le purement nostalgique, et qui s'avère bien souvent inintéressant pour le plus grand nombre. Bien conscient qu'un hommage doit être moins pesant que vivant, notre néo-cinéaste s'emploie à faire découvrir au spectateur cet acteur qu'il reconnaît aisément sans connaître vraiment. Qui es-tu, Harry Dean Stanton ? C'est à cette question, posée au présent, que Lucky va tenter de répondre ; conduisant ainsi en pleine lumière celui qui a fait de l'ombre son repaire, amenant au cœur de la vie celui qui se tient pourtant à son crépuscule.


D'ailleurs, sa démarche est parfaitement explicitée dès les premières minutes, avec cette séquence qui introduit progressivement le personnage éponyme, en nous faisant découvrir des parties de son corps décharné, au rythme d'une musique légère, avant de nous le présenter dans son entièreté : Harry Dean Stanton est là, au cœur de l'écran, il ne se cache plus derrière un rôle, il est Lucky, physiquement, intellectuellement, moralement.


Immédiatement, le film adopte la posture minimaliste de son acteur vedette en privilégiant la retenue à toutes formes de surenchère. Cela surprend forcément, et on a souvent l'impression d'avoir un film qui tente d'évoquer beaucoup de choses, parfois trop, avec presque rien, un vague décor paumé, une intrigue dépourvue de rebondissement et des visages continents que l'on explore, visite, scrute, encore et encore, jusqu'à les percevoir différemment... C'est un peu comme si, pour le dire autrement, Jim Jarmusch s'était mis en tête d'enlever le peu de gras de Paris, Texas afin d'en extraire sa substantifique moelle : Stanton joue au grincheux ou au faux misanthrope, marche inlassablement comme dans nos souvenirs, et laisse derrière lui quelques traces de ce qu'il est vraiment : une réflexion, un sentiment, une humeur. Le portrait s'esquisse alors délicatement, la vérité jaillit subrepticement, et l'émotion nous gagne discrètement.


Pour ce faire, John Carroll Lynch sollicite tout d'abord la mémoire de son spectateur : l'histoire de Harry Dean Stanton, dont la carrière s'écrit depuis les années 50, se confond forcément avec celle du septième art, et le film nous le rappel très bien. L'imagerie mise en place évoque ainsi une sorte de far west éternel, intemporel, impérissable, comme semble l'être cet acteur nonagénaire. Ainsi, plaine désertique, soleil brûlant et ville (presque) fantôme viennent composer un décor issu du fin fond des âges. De même, la vie de Lucky semble faire pleinement écho au cinéma de Stanton, puisque les personnages croisés prennent les traits familiers d'un David Lynch ou d'un Tom Skerritt ; quant aux différentes saynètes, elles évoquent clairement ses films anciens (ambiance lynchéenne, conversations téléphoniques ou déambulations rappelant celles du héros de Paris, Texas). Plutôt que d'être nostalgique d'un temps révolu, Lucky actualise ce cinéma ancien comme un ultime pied-de-nez au temps qui passe.


Cette notion d'intemporalité émane rapidement du récit, notamment durant une première partie qui joue, plus ou moins habilement, avec le principe de répétition. La vie routinière de Lucky, émaillée de différents rituels qui vont des séances matinales de yoga jusqu'aux soirées dans les bars, en passant par la visite des mêmes lieux (restaurant, désert...), suit un mouvement perpétuel que rien ne semble pouvoir altérer. À part peut-être la mort elle-même, évidemment.


C'est lorsque sa présence surgit, au détour d'une chute sans gravité, que Lucky gagne en consistance. En prenant conscience que sa fin est proche, que les différents stratagèmes entrepris ne suffiront pas à le soustraire à la mort, notre cow-boy tombe de son piédestal et se livre enfin. Mais là où d'autres auraient activé les habituels leviers dramatiques, provocant pleurs et pathos, John Carroll Lynch maintient son récit dans le faussement léger et évoque le cheminement spirituel de Stanton avec tact et pudeur.


L'onde de choc provoquée par l'incident vient gripper le ronronnement quotidien de notre personnage et nous le fait percevoir différemment. Les conversations dévient légèrement de leur sujet habituel pour effleurer la véritable personnalité de Stanton, évoquant en creux ses peurs ou ses désillusions, son rapport aux Hommes et à Dieu. Le recourt à la métaphore animalière permet également d'aborder des sujets de fond avec un certain détachement. Ainsi, une torture terrestre, symbole de longévité et de chance, se mue en double de Stanton et nous livre quelques vérités sur lui : comme l'acteur atypique, elle semble isolée du reste du monde tout en y étant parfaitement intégrée ; presque invisible, ignorée du tumulte du monde moderne, reléguée elle aussi en arrière-plan, elle n'en demeure pas moins sacrément vivante. Alors que sa disparition met en émoi le personnage incarné par David Lynch, celle programmée de Stanton nous bouleverse tout autant. Car malgré ses airs détachés, Lucky rayonne sur les autres, conviant sans cesse autrui à ses lubies « solitaires » (un show TV ou des grilles de mots croisés servent de prétextes à engager la conversation), communiant pleinement avec ses semblables lorsqu'il le désire (le chant lors de la fête mexicaine). Discret mais foncièrement présent, il quitte un désert qui est désormais le nôtre.

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le 22 févr. 2023

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Procol Harum

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