Je range "Lucky Luciano" dans deux catégories bien distinctes, plus ou moins subjectives : d'une part, celle des films plus intéressants sur le plan de la théorie et des intentions (intentions qu'on ne peut que deviner, toutefois) qu'en pratique, en termes de plaisir de visionnage ; d'autre part, celle des film politiques italiens des années 1960-1970 dans le sous-segment traitant du thème de la mafia, des gouvernements, des sphères capitalistes, et des réseaux de collusion qui les irriguent — ne serait ce que dans la filmographie de Francesco Rosi, on peut citer "Salvatore Giuliano", "L'Affaire Mattei"(dans lequel on pouvait déjà retrouver Gian Maria Volonté dans le rôle-titre principal) et "Cadavres exquis". En tous cas, il est ici question du mafieux italo-américain Lucky Luciano, considéré comme le père du crime organisé moderne aux États-Unis, puis comme "capo di tutti i capi" (chef de tous les chefs) après son retour en Italie, à Naples.
C'est tout à l'honneur de Rosi de ne pas nous prémâcher le travail de compréhension et de nous faire bosser de notre côté, mais malgré tout j'ai eu la sensation qu'il me manquait une quantité excessive d'informations afin de suivre aisément le déroulé des actions. Beaucoup de personnages peu ou pas introduits, beaucoup d'éléments contextuels omis, beaucoup d'ellipses : difficile de s'y retrouver quand on n'est pas diplômé d'un master en histoire italienne du début du XXe siècle... À commencer par le fait que l'un des principaux partis pris de "Lucky Luciano" consiste à ne jamais (ou presque) montrer le protagoniste en prise avec les activités classiques du mafieux, comme pour mieux nous imprégner de la tâche des enquêteurs en charge de son inculpation. Tout juste saurons-nous qu'il fut libéré pour services rendus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (il devait purger une peine de 50 ans pour proxénétisme mais n'en fera que 9). Tout passe par le registre de la suggestion, quand il rencontre des amis aux courses hippiques, quand il s'absente pour aller aux toilettes ; derrière l'image de rentier tranquille, il serait en réalité le plus grand parrain de la drogue (héroïne) au monde.
Parmi les singularités, on peut noter la présence au casting de l'agent du Narcotics Bureau américain Charles Siragusa, d'origine sicilienne comme Luciano, dans son propre rôle. C'est aussi un film qui sort entre les deux premiers volets de la trilogie du "Parrain" sortis en 1972 et 1974, signe que le film de mafia faisait partie d'une mode cinématographique à l'époque. Quoi qu'il en soit un portrait largement fragmentaire pas toujours facile à appréhender, agrémenté de quelques séquences-clichés — les célèbres règlements de compte qui se soldent ici au ralenti, les corps criblés de balles s'effondrant dans des nuages de fumée.