Quelle claque ! Après un Docteur Mabuse et un Metropolis qui ont, selon moi, tous deux mal vieilli, mais pour des raisons différentes cependant, voilà que je me retrouve devant un M le maudit qui, pour le coup, n'a quasiment pas pris une ride.


Pourquoi c'est une claque ?

Déjà, rien pour l'utilisation du son, rien que pour la pertinence avec laquelle Fritz Lang traite son premier film parlant. Ce n'est pas l'image qui introduit le film, mais bien le son : l'audio va être traité tout aussi sérieusement que l'image… voir peut-être même plus. Voyant dans son utilisation un art tout aussi important que celui de l'image, le réalisateur n'a d'ailleurs pas hésité à monter son film de telle façon qu'on ait l'impression qu'il jongle avec l'un et l'autre à travers chaque scène, notamment afin de créer une certaine continuité. Ainsi, lors de la seconde partie du film, lorsque la police et la pègre enquête chacun de leur côté, une question posée par l'un des partis est (vite) répondue par l'autre parti. Au niveau du visuel, on retrouve cette même logique lorsque le chef de la pègre expose son plan à ses partisans : c'est alors un simple mouvement de la main de ce dernier qui nous fait passer d'un groupe à l'autre.

Pour en revenir au son, c'est d'ailleurs cette spécificité qui fait que M, Hans Beckert, est démasqué. Sa manière de siffler Dans l'antre du roi de la montagne (tiré de Peer Gynt) étant reconnue par un vendeur de ballon aveugle. Aussi, si c'est bien le son du klaxon de la voiture qui prévient la gamine du début du film d'un danger, alors que cette même voiture est encore hors-champ à ce moment-là, c'est, au contraire, l'absence de son qui annonce sa mort, à travers plusieurs plans silencieux, dont deux nous montrant les deux ballons avec lesquelles la gamine jouait quelques minutes plus tôt.


Au niveau des plans d'ailleurs, outre les deux en rapport avec les ballons et qui renvoient instantanément à la mort de la petite, M le maudit est bourré de plans iconiques. Forcément, celui auquel tout le monde pense en priorité est le plan durant lequel l'ombre de M est projeté sur l'affiche de recherche, cette même ombre venant envelopper le « Mörder » de l'affiche : simple, mais horriblement efficace. Évoqué bien moins souvent, le plan qui m'a le plus frappé est celui à travers la vitrine du magasin de jouet, que ce soit concernant l'ouverture des jambes du pantin articulé, pouvant renvoyer aux violences qu'a commises M contre les dernières filles kidnappées ; cette même figure du pantin qui peut être perçue comme la représentation des fillettes victimes de M jusqu'à présent, mais aussi de l'état dans lequel va se retrouver le tueur quelques minutes plus tard, lorsqu'il sera traqué ; enfin, on peut aussi noter la présence de la lettre M. Forcément, je pourrais évoquer une dizaine d'autres plans, que ce soient ceux en rapport avec la traque d'Hans, notamment ce fameux plan en plongée ; sans oublier, bien entendu, celui durant lequel il se retourne avant de remarquer la lettre M tracée à la craie sur son manteau. M'enfin, le but de cette critique n'est pas d'être exhaustive.

Ce qui m'a tout autant frappé par contre, c'est la prédominance de certains symboles, de certains signes, de la lettre M certes, comme vu plus haut, mais aussi d'un objet bien particulier : l'horloge, et par extension, du cercle. Le temps a de toute façon un rôle extrêmement important dans ce film : c'est lui qui indique à la mère de la fille que cette dernière est assassinée ; c'est le temps qui vient jouer contre la police et la pègre, les faisant se lancer dans une course l'un contre l'autre ; c'est le temps aussi qui vient compromettre le plan de la pègre lors du « cambriolage » de l'immeuble. Le temps viendra enfin jouer contre M, notamment lorsqu'il est découvert par la pègre, nous révélant par la même occasion une horloge placée tout juste derrière lui ; mais ce sera aussi lui qui viendra le sauver de la vindicte populaire, à quelques secondes d'un lynchage collectif, suite à sa parodie de procès.


Forcément, impossible de parler de M le maudit sans évoquer le contexte dans lequel il est sorti. Bizarrement, « Allemagne » et « années 30 » ne font jamais bon ménage quand ils sont mis ensemble dans la même phrase. En ce qui concerne le film dont il est question ici, il me semble primordial de savoir qu'il est fortement inspiré de faits réels, principalement de l'affaire Peter Kürten (je dis « principalement » car le film est aussi basé sur les cas de Fritz Haarmann, Karl Grossman et Karl Denke), surnommé le « Vampire de Düsseldorf », qui avouera près de 80 crimes, des meurtres et des agressions sexuels, sur des enfants et des adultes, principalement en 1929. Cela dit, là où le « Vampire » prenait du plaisir et se vantait même d'avoir abusé sexuellement d'enfants, dans M le maudit, Fritz Lang apporte bien plus de nuance à son personnage principal, en le rendant victime de ses propres actes, en nous le montrant tenter de résister à ses pulsions, ne prendre aucun plaisir à commettre ces crimes… on pourrait presque y voir là une réinterprétation des figures du docteur Jekyll et de M. Hyde.

Aussi, l'identité du coupable est révélée très tôt au spectateur, après à peine plus de 15 minutes de film plus exactement. M le maudit n'est donc pas un film policier et encore moins un whodunit. Le fait que l'enquête avance lentement, que la police et la pègre soient renvoyées dos à dos va d'ailleurs dans ce sens. D'un côté, sans être caricaturée pour autant, la police est désemparée, les recherches n'aboutissent pas et les témoins interrogés ne donnent rien. De surcroit, si la pègre décide de mener sa propre enquête de son côté d'une part, on se rend aussi compte qu'elle a toujours un coup d'avance sur la police d'autre part.


Concernant la foule, elle se lie davantage à la pègre qu'à la police. Rien d'étonnant venant de la part d'un réalisateur qui a déjà montré à deux reprises (en tous cas sur les seulement deux autres films que j'ai vus de sa part) son mépris pour cette dernière : elle s'accuse sans aucune raison (on notera un dialogue filmé littéralement face contre face durant lequel un colosse vient écraser un petit homme à lunettes) et chacun semble avoir trouvé LA solution pour trouver le coupable. Se révélant être un poids plus qu'autre chose, elle gueule, veut que l'affaire soit résolue au plus vite, mais paradoxalement, n'hésite pas à se soustraire à la justice le moment venu, ce qui la rend plus coupable de ses actions que M. À ce sujet, on retrouve une scène similaire au dialogue frontal entre un colosse et un chétif, mentionnée plus haut. En effet, lors de sa parodie de procès, Hans se retrouve face à une foule, un immense jury, guidé par Schränker, le chef de la pègre. Pourtant, lors de cette séquence durant laquelle nous sommes immergés dans le procès, durant laquelle nous prenons la place de chacune des entités l'une après l'autre, c'est bien face à un Schränker dont le regard reste caché par l'ombre de son chapeau que M a affaire.


À ce sujet, le rôle des différents acteurs en est d'ailleurs presque prophétique. Pour continuer sur Schränker, dont l'accoutrement fait forcément penser à celui de la Gestapo et dont les agissements pourraient être comparés à ceux des nazis avant leur arrivée au pouvoir ; il faut savoir que son interprète, Gustaf Gründgens, aura quelques liens avec ces derniers. Hermann Göring le nommera directeur du théâtre de l'État prussien juste après leur arrivée au pouvoir, et l'acteur se portera volontaire pour être déployé sur le front juste après l'annonce de la guerre totale par Joseph Goebbels en 1943.

Concernant le commissaire Karl Lohmann (basé lui aussi sur plusieurs personnages réels), incarné par Otto Wernicke, il se montrera lui aussi plutôt conciliant avec le régime nazi lors de la Seconde Guerre Mondiale. Bien que marié avec une juive, il se révélera de plus en plus proche du régime, rejoignant la chambre du théâtre du Reich en 1939 et figurant sur la Gottbegnadeten-Liste (la liste de ceux « qui bénéficient de la grâce de Dieu ») en 1944. Son personnage représentant la police sous la République de Weimar, là encore, difficile de ne pas faire un lien avec la réalité, de l'accointance que cette dernière aura avec le régime.

Enfin, l'interprète de M, Peter Lorre, naît de parents juifs, il n'aura d'autre choix que de fuir l'Allemagne après l'arrivée des nazis au pouvoir. M était victime de sa folie, Peter Lorre sera quant à lui victime du rôle de M, ne jouant pratiquement que des antagonistes après son arrivée aux États-Unis. Pour l'anecdote, Hitler et Goebbels, ne sachant pas que l'acteur était juif, en firent son éloge, Hitler le considérant même comme son acteur préféré durant un moment… l'ironie est parfois cruelle.


Bien sûr, M le maudit n'est pas sans défaut. Deux facilités scénaristiques me viennent en tête : la première, quand l'un des gardiens menottés sonne l'alarme après que M ait été repéré par la pègre (c'était un peu con de le placer juste sous l'alarme du coup) ; la seconde étant la manière dont Franz, l'un des cambrioleurs, se fait capturer la police, la police rattrapant son retard grâce à une facilité scénaristique (plutôt comique néanmoins). Cependant, ce n'est pas ça qui me gêne le plus dans M le maudit. Non, ce qui me gêne le plus en fait, c'est que le film soit presque trop optimiste. Certes, la pègre devance la police… pourtant, c'est bien la police qui viendra sauver M d'un lynchage collectif, c'est elle qui, en fin de compte, a le bon rôle. Cependant, vu ce qui se passera quelques années plus tard, vu la complicité qu'entretiendra la police avec l'État nazi, on aurait pu s'attendre à une fin plus glaçante, plus cruelle… je me demande bien quel aurait été mon ressenti si tout juste après son intervention, la Police aurait finalement laissé la foule lyncher M, se rendant alors complice d'un meurtre. Pour le coup, s'il y a bien une critique que je peux adresser à Lang, c'est celle d'avoir prophétisé un avenir bien moins sombre qu'il ne le fut réellement pour la République de Weimar, de s'être montré trop optimiste… malgré les nombreuses critiques qu'il lui fait dans le film néanmoins.

Bon après, il est tout de même probable qu'avec une fin aussi violente, que le film fut tout bonnement interdit, voir qu'il n'ait jamais pu exister. Pour rappel, le long n'a pas failli se faire à cause de son titre initial, Mörder unter uns (Les Assassins sont parmi nous), le propriétaire du studio, nazi, pensant que le film critiquait son parti. Titre qui, d'ailleurs, contrairement à ce que l'on croit, n'a pas été modifié par Lang par crainte d'être persécuté par les nazis, mais parce que le titre M était plus énigmatique et renvoyait au reste de la filmographie du réalisateur. Ne vous inquiétez pas ! Après leur arrivée au pouvoir en 1933, et vu la critique que fera Fritz Lang aux nazis avec son Testament du docteur Mabuse, ces derniers ne se gêneront pas pour interdire ses films, y compris celui dont il est question ici.


Bref, que dire sur M le maudit pour conclure ? Encore beaucoup de chose en fait. Déjà, j'ai été surpris de voir à quel point Fritz Lang a réussi à évoluer en l'espace d'une dizaine d'années seulement, que ce soit thématiquement ou techniquement : Docteur Mabuse le joueur possède énormément de failles qui donnent l'impression de regarder un film bien trop daté et, bien qu'il y ait eu un pas en avant avec Metropolis (qui faisait déjà la « paix » avec la représentation du juif), sa fin était quelque peu… critiquable. Sans trop de surprise, M le maudit sera le dernier film que le réalisateur fera en collaboration avec son épouse jusqu'alors, Thea von Harbou, qui insufflait des idées nationalistes dans ses films… et qui rejoindra la NSDAP plus tard.

Reste aussi ma découverte de l'incroyable acteur Peter Lorre (bordel ses yeux !). Bien que n'ayant jamais participé à un seul film, Lorre étant un acteur de théâtre, Lang l'engagera sans lui faire passer d'essai, convaincu qu'il était parfait pour ce rôle (ce qui en toute objectivité est vraie)… ce qui n'empêchera pas l'acteur de continuer de participer à des pièces de théâtre le soir alors qu'il tournait pour M durant la journée.

Que dire d'autre sinon si ce n'est que ce film révèle du génie (oui) ? Je vois souvent Citizen Kane cité comme l'un des films ayant fait le plus « avancer » le cinéma, beaucoup moins M le maudit. Pourtant, bien que je reconnaisse ces qualités au film d'Orson Welles, j'aurais tendance à considérer le film de Fritz Lang encore plus important, plus impactant, à ce niveau-là : pour son utilisation du son, son montage précurseur, le choix du cadre, la logique de ne rien montrer pour laisser davantage suggérer… pas pour rien que Fritz Lang dira plus tard que M le maudit est l'œuvre qu'il préfère de sa filmographie. Un chef-d'œuvre.

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le 19 mai 2023

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