Il est parfois bien difficile d'exprimer ce que l'on ressent. La joie, la peine, la tristesse... tout cela reste des mots dont le sens va différer selon l'interlocuteur, le contexte, le moment de la vie. Le cinéma, en tant qu'art, permet d'approfondir ou de nuancer le propos, de toucher avec plus de finesse ce que, parfois, le langage a bien du mal à traduire. Lorsque Kore-eda décide d'aborder le thème du deuil, dès son premier long-métrage, on ne peut pas dire qu'il ait choisi la facilité. En effet, il est bien difficile de parler de cette période, ô combien éprouvante, en trouvant les mots justes, sans tomber dans le pathos ou la sensiblerie. Surtout que la difficulté de réaliser son deuil prend tout son sens au regard du temps qui s'écoule. C'est une douleur sourde, continue, diffuse qui se loge profondément en vous et vous accompagne parfois jusqu'à la fin de votre vie. L'exprimer à l'écran, cela revient à emprunter le chemin tracé autrefois par Ozu lorsque celui-ci s'employait, avec méthode, à rendre sensible le temps qui passe. En bon élève, Kore-eda se rappelle donc des conseils du vieux maître, mais sans chercher à le copier ou à l'imiter. Maborosi est ainsi une œuvre foncièrement contemplative, qui aborde le deuil et le passage du temps d'une manière avant tout poétique. Ici, tout est affaire d'impression, de sentiment ou d'atmosphère. À tel point que l'histoire passe au second plan, voire même peut laisser froid le spectateur peu enclin à suivre la poésie mise en images par le jeune cinéaste...
On parvient toujours à accepter plus facilement le décès d'un proche lorsque l'on peut se raccrocher à une explication rationnelle (un accident, une maladie, etc.). Seulement, ce n'est pas toujours le cas. Avec Maborosi, Kore-eda aborde l'exemple du suicide et nous montre l'impossibilité de réaliser son deuil tant que l'on ne peut pas expliquer le geste. L'absence d'éclaircissements, condamne, d'une certaine manière, le survivant à l'obscurité. Une vie dans le remords, l'incertitude et une peine constante, n'est plus vraiment une vie ! C'est ce que signifie, fort joliment, Kore-eda dans sa manière de nous conter le destin de cette jeune femme, Yumiko, qui est hantée par la disparition tragique de deux de ses proches (sa grand-mère et son premier mari, tous deux suicidés). La vie de la jeune femme semble s'être arrêtée au moment de l'annonce du drame. Depuis, elle est semblable à un fantôme qui erre sans but dans un monde qui se moque bien de ses états d’âme.
Kore-eda insiste sur ces impressions de vide, de vacuité et d'errance continuelle en s'attardant sur ces lieux de passage, immenses mais désespérément vides, où l'absence pèse de tout son poids. De même, l'écoulement du temps devient une épreuve de tous les instants pour la jeune femme : les scènes du quotidien semblent vaines, répétitives et désincarnées. La mort du proche n'a pas besoin d'être évoquée pour être présente continuellement à l'écran. Elle vient alourdir les postures, ralentir les gestes, assécher les émotions et tarir les paroles. Une impression diffuse que le cinéaste exploite au mieux en jouant sur les lumières, les contrastes et sur le paysage. Kore-eda privilégie l'évocation avant toute chose, la mise en scène et l’esthétisme vont ainsi en ce sens. Certaines scènes, d'une qualité picturale indéniable, expriment à merveille la solitude et la désolation qui s'emparent du personnage. La scène la plus remarquable est sans doute celle de la procession, où l'on devine la petite silhouette de Yumiko, suivre au loin le cortège, dans un décor écrasé par un immense ciel ténébreux.
Mais si la morosité de l'existence de Yumiko nous paraît aussi pesante, c'est aussi parce que le cinéaste avait insisté, auparavant, sur la dimension joyeuse de la vie de famille : les adultes se montraient aussi espiègles que les enfants en volant, par exemple une bicyclette, avant de la repeindre, en douce, en pleine nuit. La mort du mari, coïncide donc avec la fin de l'insouciance et du monde de l'enfance. Dorénavant, on ne rit plus et on ne rêve plus. C'est peut-être cet état-d'esprit qui manque à Yumiko pour refaire sa vie. Ainsi, lorsque son nouveau mari lui parle du Maboroshi, et de sa légende, il ne lui donne pas une explication rationnelle pour calmer sa peine. Mais celle-ci est toutefois suffisante car elle fait appel à un univers onirique que le cinéaste s'était efforcé de créer jusqu'ici.
Maborosi est un premier film ambitieux, pas toujours bien maîtrisé (certaines scènes semblent inutilement étirées, l'obscurité est parfois trop marquée), mais qui se veut résolument poétique. Un parti pris qui va forcément laisser certains spectateurs sur le bord du chemin, mais qui va permettre aux autres de vivre un bien joli moment de cinéma.