Trop souvent perçu comme le film-testament du maître, la réponse est pourtant contenue dans son titre : 'Maada da yo!' (= "Je ne suis pas prêt !"), un message qui ne doit pas nous égarer sur la finalité de cette œuvre. A 83 ans Kurosawa est encore très actif. En trois ans il vient d'enchaîner Rêves, Rhapsodie en août et ce Mâdadayo, et travaille déjà sur son prochain film, Après la pluie. Lui qui n'avait réalisé que quatre long-métrages au cours des vingt années précédentes est plutôt dans une bonne dynamique, comme pour marquer le refus de se voir partir. Si Kurosawa met en scène la vie du professeur-écrivain Hyakken Uchida (1889-1971) ce n'est pas tant à des fins autobiographiques, même si on y voit se dessiner des thématiques assez claires comme le crépuscule de la vie, ou la transmission inter-générations (un thème cher à Kurosawa), mais pour nous montrer l'évolution d'un Japon sur la période d'activité de son auteur.

Le film démarre en 1943, pendant la guerre. C'est également l'année où Kurosawa a réalisé son premier long-métrage, La Légende du grand judo. Là aussi une histoire d'enseignement et de relation maître-élève. Dans la séquence suivante on voit des jeunes filles saluer le passage d'une parade militaire ou patriotique. Là encore une référence à son deuxième long-métrage, Le Plus dignement, réalisé pendant la période de propagande des studios.

Mais c'est autour d'un événement a priori banal qui constitue la trame de son film, l'anniversaire d'un professeur retraité entouré de ses anciens élèves, que Kurosawa nous donne beaucoup plus à voir que ce qu'il n'y paraît.

Cette cérémonie d'anniversaire à deux époques différentes (autour de 1946 puis autour de 1973) nous permet de contempler l'évolution de la société japonaise d'après-guerre. Dans la première, organisée pour les 60 ans du professeur dans un décor assez minimaliste, il n'y a que des hommes. En introduction on apprend qu'il a été difficile de se procurer de l'alcool -- et on devine que quelques connaissances bien placées ont pu bénéficier de passe-droits ou faire tourner le marché noir pour se le procurer. Cet alcool qui finalement va couler à flots et accompagner des chants traditionnels, des textes d'une autre époque qui renvoient à la culture du groupe social au Japon : à l'école, à l'université, à l'armée... Alertés par le bruit de cette assemblée, des MP américains débarquent sirènes hurlantes dans la salle, avant de se raviser en voyant l'atmosphère bon enfant. Ils repartent amusés mais cette intrusion est loin d'être anodine. Au détour d'une improvisation lyrique du professeur, Kurosawa règle ses comptes avec l'occupant, la Constitution imposée par MacArthur, la corruption des politiciens japonais et de cette démocratie mal née, le néolibéralisme. Les élèves rient de bon cœur, mais c'est un rire très japonais, qui masque la gêne et l'approbation devant cette vérité qu'on ne doit pas entendre. Rien n'est anodin, je le disais.

Pour la deuxième cérémonie, dix-sept ans ont passé et le décor a changé. Panneaux dorés, salle raffinée, le Japon est alors en plein boom économique et ça se voit. Mais ce n'est pas tout, on remarque aussitôt que les femmes se sont faites une place dans cette assemblée, à commencer par l'épouse du professeur, confortablement assise à sa gauche. La femme japonaise est sortie du foyer et a fait sa place dans la société. Ici, plus de chants traditionnels, mais une cérémonie plus policée, plus guindée. Il y a aussi le décalage avec les jeunes générations, comme ces enfants qui ne comprennent pas vraiment les propos du professeur lors de la remise du gâteau. Une nouvelle génération qui chante 'Happy Birthday' autour d'une tradition américaine importée (le gâteau avec ses bougies). Un parallèle avec l'intrusion des soldats américains dans la première cérémonie.

Kurosawa profite de la situation apaisée du Japon des années 1990 pour livrer ses vérités sur la guerre, comme les ruines fumantes d'une Tokyo qu'il n'avait pas le droit de montrer sous l'occupation américaine -- mais dont il a retranscrit l'atmosphère et le traumatisme avec un talent inégalé dans Vivre dans la peur, ou Chien enragé, et surtout dans L'Ange ivre. On voit le professeur et sa femme vivre dans une bicoque grande "comme une boîte d'allumettes" sise au milieu d'un champ de ruines. Là aussi une scène d'humilité qui renvoie à ce brave couple d'Un Merveilleux dimanche. On aperçoit aussi la pègre faire main-basse sur les terrains pas chers, menaçant des propriétaires acculés à la vente, dessinant ce qui marquera l'essor des grandes familles yakuzas, à moins que ce ne soit des promoteurs immobiliers véreux, ou une collusion entre les deux.

Ce Tokyo recouvert de panneaux de signalisation en anglais, les deux étudiants ne manquent pas de s'arrêter devant un panneau qui lit : "1st Cavalry Division Headquarters" avec l'emblème de la 1ère division de cavalerie US. L'humiliation de l'occupation au cœur de la ville. Alors certes, c'est un peu moins virulent et cynique que dans Rhapsodie en août, mais Kurosawa avait encore des tas de choses à raconter.

La séquence finale est belle. A défaut d'avoir pu réaliser son dernier film, celui au cours duquel il aurait voulu "mourir pendant le tournage", on se contentera de cette belle image pour clore l'œuvre d'un des grands maîtres du cinéma.

Yushima
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le 14 août 2023

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