Quand le poids du passé pèse sur tes épaules

Avant toute chose, il faut dire que j’avais une très grosse attente sur Madre.


D’abord parce qu’en participant au comité de sélection du festival Paris Courts Devant en 2018, le court métrage éponyme dont est tiré ce long avait été l’une de mes grandes claques court-métragesques de l’année : en un plan séquence de 16 minutes, on était pris au piège dans l’appartement d’une grande ville espagnole de cette mère qui se rend progressivement compte que son enfant est perdu, seul ou pas tout à fait, sur une plage des Landes. Et la tension montait jusqu’à en donner des frissons.
J’avais ensuite été très heureux de voir que le film avait été retenu dans la liste des nommés pour l’Oscar du court métrage en 2019 (et un peu déçu qu’il reparte bredouille de la cérémonie) !


Seconde raison : le réalisateur, Rodrigo Sorogoyen. Je dois toujours rattraper le visionnage de son premier film, Stockholm, mais j’avais beaucoup apprécié ses deux suivants, Que Dios Nos Perdone (6 nominations aux Goyas en 2017, et Prix d’interprétation pour Roberto Álamo) et plus récemment El Reino (7 Goyas remportés à l’édition 2019, dont celui du meilleur film).


En découvrant que Madre était sélectionné à la Mostra de Venise, j’avais donc très hâte d'enfin le voir sur grand écran, dans l'émulation d'un grand festival international.


Lors de la projection, deux choses m’ont particulièrement marqué.


D’abord, j’ai eu la surprise et le délicieux plaisir de découvrir que le film s’ouvre par le plan séquence du court métrage ; et ça fait jamais de mal de revoir un court chef d’œuvre sur grand écran.


Ensuite, le film m’a complètement pris au dépourvu. Je m’attendais à ce que le reste du film soit dans la continuation du court métrage, à savoir la recherche désespérée du fils par la mère.
J’imaginais celle-ci traversant les Pyrénées, collant des avis de recherche sur les lampadaires, et se heurtant à une bureaucratie toute française. Au contraire, le film prend astucieusement le contre-pied pour déjouer cette attente. Le film change radicalement de ton et de rythme : place à une lenteur assumée.


Nous retrouvons le personnage d’Elena (la sublime, chétive et déchirante Marta Nieto), installée dans cette petite ville des Landes, 10 ans après le drame. Elle travaille comme serveuse dans un restaurant de bord de mer, et bien que la douleur de l’absence de son fils soit toujours là, elle a depuis longtemps abandonné tout espoir. C’est avec une pointe attendrissement que nous nous rendons progressivement compte qu’une si longue quête a atteint son équilibre mental : divorcée du père de son fils, elle entretient des relations compliquées avec le reste du village, qui la surnomme « la folle de la plage ».


Passé l’effet de surprise qui succède au court métrage, j’ai vécu le film avec une pointe de déception : ce revirement de personnalité d’Elena rend son personnage difficilement attachant. En tant que spectateur, nous éprouvons de la frustration – voire de l’agacement – car nous aurions aimé pouvoir nous identifier à elle.
Cet agacement se fait notamment sentir dans la relation semi-amoureuse et perverse qu’elle entretient avec un jeune ado, surfer et bon vivant, qui semble lui rappeler son fils disparu. La direction donnée au film, vers un flirt d’un été, m’a semblé comporter moins d’enjeux que les promesses initiales d’une femme sombrant progressivement dans la folie car espérant toujours le retour miraculeux de son fils. Le début du film m’avait préparé à traverser avec Elena un deuil inassouvi, celui d’une femme ne pouvant trouver le repos en raison d'un espoir toujours présent au plus profond d’elle-même.


Malgré la déception due aux choix scénaristiques du réalisateur d’abandonner l’aspect thriller au profit d’un portrait intimiste qui tend vers le creux, Madre reste un film à la mise en scène intéressante et une formidable prestation d’actrice pour Marta Nieto, qui incarne avec sensibilité une grande traumatisée que la vie n’a pas épargnée.

D-Styx
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le 24 juin 2020

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D. Styx

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