Making Of
6.8
Making Of

Film de Nouri Bouzid (2009)

A tra­vers l’his­toire de Bahta, jeune dan­seur Hip Hop rebelle refu­sant le poids des conve­nan­ces,
«Making of» nous dévoile une société tuni­sienne en muta­tion. De l’under­ground d’une jeu­nesse magh­ré­bine ins­pi­rée par la culture urbaine (Rap, Graff et Breakdance) aux réseaux ter­ro­ris­tes inté­gris­tes reli­gieux qui exploi­tent autant la soi-disant tradition que la misère et la perte de repè­res des jeunes géné­ra­tions, Nouri Bouzid nous dessine le por­trait fin et sans com­plai­sance d’un jeune adulte qui se cher­che et peine à se trou­ver.


«Making of» est une réflexion, un regard porté en pro­fon­deur sur une géné­ra­tion en proie au doute et à un avenir incer­tain. Bahta, comme tant d’autres, rêve d’Europe, de liberté, d’épanouissement… Bahta, comme tant d’autres, étouffe de l’incom­pré­hen­sion des aînés, de la peur du chan­ge­ment, de l’absence de pers­pec­ti­ves. Forte tête, déter­miné, pro­vo­ca­teur, il va faire les frais de formes diver­ses d’auto­ri­tés et de mal­veillan­ces, tou­jours mas­quées de bonnes inten­tions. Autour de ce por­trait cru, au vitriol, d’un enfant du vingt-et-unième siècle nais­sant, incarné par un comé­dien (Lotfi Abdelli) touché par la grâce. Le scé­na­rio nous présente par ailleurs une gale­rie de per­son­na­ges secondai­res qui ancrent fer­me­ment l'itinéraire du per­son­nage dans une réa­lité socio-cultu­relle bien pal­pa­ble.


Ce film cou­ra­geux, s’atta­quant avec une audace pleine de nuan­ces aux ris­ques de la dérive inté­griste et de l’effri­te­ment des cultu­res du Sud face au rou­leau com­pres­seur global et libé­ral, nous invite en plus à pren­dre part aux réflexions qui ont pré­sidé à sa créa­tion. Comment éviter les rac­cour­cis et les amal­ga­mes, par­fois plus cri­mi­nels que les bombes ? Comment rendre compte sans la tron­quer d’une réa­lité qui se nour­rit d’enjeux et d’influen­ces plé­tho­ri­ques ? Comment incar­ner des idées sans leur ôter leur carac­tère d’uni­ver­sa­lité ? Comment cri­ti­quer sans condam­ner, expli­quer sans juger ? Comment assu­mer une posi­tion enga­gée face aux tabous ? Comédien et réa­li­sa­teur nous extraient de la fic­tion le temps de brefs inter­mè­des qui ponc­tuent et sou­li­gnent les nœuds dra­ma­ti­ques du récit, prenant le spectateur à parti de l'acte créatif même.
«Ton film, c’est un mons­tre !», lance le comé­dien au réa­li­sa­teur ; et ce der­nier lui-même affi­che une crainte de voir sa créa­ture lui échapper. Par ce dis­po­si­tif de mise en abîme inédit, Nouri Bouzid nous fait par­ta­ger son urgence. Il nous fait tou­cher du doigt le besoin vital du créa­teur d’expri­mer une parole libé­ra­trice, mais aussi l’angoisse de se mettre à nu et l’exi­gence de rester juste.


Au ser­vice de cette fic­tion hyper-réa­liste et avant-gar­diste, un cas­ting par­fait du pre­mier rôle au moin­dre figu­rant, des dia­lo­gues acérés, des situa­tions de cinéma émouvantes et char­gées de sens, des plans soi­gnés et une mise en scène qui se déguste en se lais­sant faus­se­ment oublier.


Avec cette œuvre sin­gu­lière, Nouri Bouzid nous livre un grand film, un film utile, un film néces­saire. Rappelant comme il est impor­tant que des voix s’élèvent pour décrire autre­ment une réa­lité qui les concerne, le réa­li­sa­teur magh­ré­bin s’appro­prie le débat sur le ter­ro­risme musul­man et pro­pose un point de vue féro­ce­ment ori­gi­nal dont la jus­tesse fait mouche. Jusqu’à la fin, à laquelle nul ne s’attend mais qui s’impose comme une évidence, le récit nous rap­pelle qu’aucun acte n’est sans consé­quence et que les rails du destin sont semés d’obs­ta­cles, par­fois invi­si­bles, qui peuvent faire à jamais bas­cu­ler les tra­jec­toi­res indi­vi­duel­les et col­lec­ti­ves.

mowai93
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le 22 avr. 2015

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