"Nous sommes faits de la même étoffe que les rêves" Shakespeare

Adaptant le roman de Milena Agus, Nicole Garcia nous livre ici un film de facture très classique mais qui taille, dans la France de 1950, d'audacieuses perspectives, ouvrant sur des questionnements encore actuels.


On découvre ainsi une Marion Cotillard explosante de sensibilité, donnant vie à Gabrielle, jeune femme conduite aux limites de ce que son psychisme peut supporter, du fait de l'écartèlement qu'elle subit entre la morale rigide transmise par la France puritaine de l'après-guerre et ses aspirations, aussi affectives que physiques, à un amour absolu.


Son inconduite la précipitant dans le mariage, avec un homme qu'elle n'aime pas (Alex Brendemühl, superbe malgré le rôle longtemps ingrat qui lui est confié, et que l'on avait déjà admiré en 2013 dans "Le Médecin de famille" , film aussi impressionnant qu'inquiétant de Lucia Puenzo), des calculs rénaux opportunément survenus, le "mal de pierres", vont la placer devant la nécessité de suivre en Suisse, pendant six semaines, une cure thermale, avant tout vécue comme cure de repos, du fait de l'éloignement de son mari.


Ici intervient tout l'art de la réalisatrice : utilisant l'artifice de la vision subjective, artifice déjà mis en pratique par Scorsese en 2010 dans "Shutter Island", elle accompagne au plus près son héroïne et l'immersion de celle-ci dans une passion de plus en plus radicale, qui simultanément permettra à Gabrielle de survivre lors de son inévitable retour dans le foyer conjugal mais ruinera totalement sa vie de couple. Est ainsi frontalement posée la question, non seulement de la frontière entre raison et folie, mais aussi de la part d'imaginaire dans nos vies : jusqu'à quelle limite l'imaginaire est-il bénéfique ? Quand se révèle-t-il dangereux ? Peut-on, doit-on rêver sa vie ? Et comment entendre, d'ailleurs, cette formule ? Vaut-il mieux vivre sans imaginaire, comme l'époux maçon, dont la seule ambition semble longtemps s'être limitée au fait de construire une maison à sa fantasque épouse ?


Toutefois la réalisatrice ne s'en tient pas à ces questionnements et, dans ce qui pourrait apparaître comme un épilogue, elle opère un nouveau glissement qui, sauvant le mari de l'ombre dans laquelle il était auparavant confiné, le met soudainement en pleine lumière et le pare même du rôle héroïque qui s'était trouvé jusqu'ici accaparé par son épouse. Et l'on découvre ainsi que Nicole Garcia vient de dérouler sous nos yeux l'imparable démonstration de la difficulté, pour beaucoup, d'accéder à ce qui est proche, si proche que l'on préfèrera lui opposer un cœur de pierre et rêver à ce qui est loin...

AnneSchneider
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le 24 oct. 2016

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