je suis venu, j'ai vu, j'ai été vaincu

Second long-métrage de Pasolini, Mamma Roma se présente comme le reflet inversé d’Accattone, avec qui il forme un diptyque à la fois social, politique et lyrique sur les dépravés des cités : cette fois-ci, il n’est plus question de proxénète enamouré d’une prostituée, mais bien d’une prostituée aimante à l’égard de son fils, espérant telle la louve-mère emblématique le sauver des griffes des bas-fonds... Marchant sur les pas de Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini, Pasolini s’empare du néoréalisme italien en filmant le quotidien des gens ordinaires, des putains et des délinquants, tout en posant les bases qui feront la singularité de son cinéma.


Car Mamma Roma représente surtout la mue d’un cinéaste qui affirme progressivement sa personnalité à l’écran. Après avoir écrit pour d’autres (Fellini, Bolognini...), il se sert de son passage derrière la caméra pour exprimer à travers la mise en images la poésie qu’il ne pouvait formuler sur papier. Ses idées et préoccupations propres s’y développent également, comme son aversion à l’égard de la bourgeoisie et de la société consumériste. Loin de se borner à une simple description de mœurs, il transcende son sujet par un regard incisif et une mise en scène étudiée à l’avenant (sens mélodramatique, éloquence des travellings ou des ralentis...).


Une évolution que traduit le regard porté dorénavant sur la ville éternelle : si Rome était “ouverte” pour Rossellini, elle semble fermée et cadenassée pour Pasolini. Que ce soit ces barres d’immeubles semblables à des miradors interdisant l’horizon, ces appartements pénitenciers où la misère s’entasse ou encore ces ruines symboles d’un idéal délaissé, tout semble mettre en relief la toxicité du nouveau monde matérialiste : la fin de l’époque fasciste est actée, le renouveau de Rome a débuté. Mais le quotidien des plus démunis a-t-il vraiment changé ? Une véhémence portée subtilement à l’image par Pasolini, par sa représentation de l’architecture et du symbole que représente la Basilique San Giovanni Bosco. Cette dernière, en effet, semble toiser de haut le petit peuple, restant indifférent à leur drame quotidien. La vue récurrente de la coupole, rappelant à Mamma Roma ce qui lui est inaccessible, évoque ouvertement *Rome ville ouverte *et ironise sur son héritage, sur ce qui reste de l’espoir et des doux rêves entretenus par les survivants au lendemain de la guerre.


Un destin que personnifie le personnage central, celle qui donne au film son titre et qu’Anna Magnani incarne avec ferveur. Mamma Roma, c’est la Sainte, la Mère et la Putain, toutes trois réunies dans la même enveloppe charnelle, toutes trois représentatives des conflits intérieurs qui sont les siens. Mais plus que sa propre personne, elle est la personnification de cette ville aux espoirs aussi délabrés que les ruines peuplant son paysage. L'espoir qui surnageait à la fin de Rome ville ouverte, justement, est repris astucieusement par Pasolini lors du préambule qui voit la prostituée chanter sa liberté au mariage de son ancien proxénète. Une libération, un armistice désormais déclaré, qui lui fait espérer un bonheur enfin possible : pouvoir élever son fils de seize ans et former une famille. Mais c’est sans compter sur la perversité d’un système inique qui entretient les inégalités et la violence sociale... Puissante dans son expression, unissant les figures tragiques et religieuses (l’ouverture citant, par exemple, La cène de Vinci), la poésie de Pasolini fait couler son fiel antibourgeois et annonce la dérive de toute une société : le totalitarisme a survécu à Mussolini. Il a pris simplement un visage un peu plus aimable. L’espoir de Rome, ville ouverte semble déjà loin...


Le néoréalisme, par contre, est encore présent dans Mamma Roma. Pasolini s’en sert pour faire germer les sentiments de vérité et les émotions franches, comme cette scène de tango entre une mère et son fils qui oscille entre tendresse et éclats de rires. Des émotions qui naissent également de l’opposition entre les plans, lorsque l’on passe de ces espaces dédiés à la liberté - où Ettore goûte au sentiment amoureux - à ces intérieurs tristes et étriqués dans lesquels Mamma Roma semble prise au piège. L'expression cinématographique se complexifie, ensuite, avec ces séquences “miroirs” qui se répondent poétiquement. Ainsi, si Mamma Roma parvient à rejoindre Ettore et ses amis au début du film, elle ne peut le rattraper à la fin : son passé d’ancienne prostituée l’empêche d’avancer ! La même idée sera métaphorisée avec beaucoup d’élégance à travers la mise en parallèle de deux plans-séquence filmés en travelling : le premier, suivant les déambulations nocturnes de Mamma Roma se confiant à différents passants, nous faits partager ses pensées et sa joie de pouvoir s’en sortir. Le second, par contre, troque les passants par des clients et scelle sa rechute dans le désespoir...


Plus dure sera la chute, semble nous dire Pasolini, dans un final où s'affutent les armes de son expressionnisme spirituel. Après avoir longtemps portée sa croix, Mamma Roma a cru pouvoir s’élever et élever son fils : « tu vois, c’est simple le bonheur », lui dira-t-elle. Mais rien n’est simple dans ce monde si cruel, et, au final, ce sera le fils qui terminera les bras en croix. Crucifié, comme ceux qui ont tant voulu espérer.


(7.5/10)

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le 15 juil. 2022

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Procol Harum

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