Certains cosmétiques sont constitués de fluides immiscibles, qu'il faut secouer vigoureusement afin d'obtenir un liquide d'apparence passagèrement homogène, ainsi utilisable. Il en va de même pour "Manchester by the sea", à une différence près, cruciale : des semaines de réflexion et de remuement intérieur, après vision du film, n'ont pas abouti à un produit homogène et cette troisième réalisation de l'Américain Kenneth Lonergan semble porter en elle, irréductiblement, les germes qui soulèvent des réactions si profondément divergentes chez ses spectateurs.
Dans une première partie du film, on peut se retrouver un peu agacé par la mine véritablement figée de Casey Affleck. Joli, certes, mais un peu inexpressif. Des clés nous sont rapidement fournies. Charitables. Et, plongeant dans le passé du personnage, l'on comprend que cette pétrification est due aux effets encore actifs d'un traumatisme des plus violents... Trauma auquel se heurte également le film, dans sa démarche même.
Autant est intéressante cette peinture d'un taiseux, un peu mort-vivant et ne s'animant légèrement que lorsqu'il s'est fait casser la figure - comme si seul l'affleurement, à la surface de sa peau, de ses blessures enfouies, lui procurait quelque apaisement - ; autant l'illustration lourdement appuyée qui s'ensuit peut finir par éloigner le spectateur, au lieu de le bouleverser, selon l'effet initialement recherché. S'enchaînent ainsi la mort du frère, sa congélation (mort inenterrable, pour le cas où nous n'aurions pas compris...) ; de façon logique, le resurgissement des morts plus anciens, victimes du drame passé ; et, pour que le spectateur n'ignore rien des effets véritablement délétères du trauma, le rappel du désespoir traversé ainsi que l'exposition de la glaciation consécutive : absence totale de sourire, maladresse dans les rapports humains, insensibilité radicale dans le domaine qui aurait pu être amoureux, comportement volontiers auto-destructeur...
Une seule scène échappe à cette prévisibilité démonstrative, scène véritablement bouleversante : la scène de la rencontre avec l'ex-compagne, victime collatérale du drame, femme encore aimante et aimée mais désormais interdite. Ce qui fait naître, alors, l'émotion n'est pas la surcharge de malheur dont tout le scénario est déjà enduit, mais la conscience déchirante que le bonheur ne se serait peut-être pas trouvé si loin ; accessible, offert, presque, et pourtant proscrit. Autre composante bouleversante, dans cette scène : la nudité de l'aveu amoureux, un aveu sans fard, proféré dans les larmes, débarrassé de toutes les coquetteries, fausses pudeurs, et autres fiertés inopportunes qui peuvent venir se mêler à de tels moments et en dénaturer la pureté, la radicalité.
A elle seule, cette scène peut justifier la vision du film. Mais elle ne peut modifier totalement la teneur du flacon ni faire oublier la lourdeur finalement caricaturale du propos.