C’est fou le talent qu’ont certains réalisateurs.
Kenneth Lonergan nous plonge dans une tragédie, car ce film n’est rien d’autre qu’une effroyable tragédie, intense, injuste, démultipliée. Et cependant, malgré le sort qui s’acharne, malgré l’alcoolisme, la mort, la maladie à répétition : aucune suffocation. Aucun pathos. Rien de sale, rien qui nous ferait haïr le destin et fuir le monde, se révolter, hurler, s’indigner. Rien qui nous donne véritablement envie de pleurer non plus. Tout est assumé. Nous sommes comme l'oncle Lee, en sursit, dans une acceptation austère de ce qui est. Dans une attente aussi d’une légitime éclaircie.


L’incontournable deus ex machina que l’on espère devant chaque abîme ?


Or, celui qui se présente à la couleur ordinaire du réel. Le temps qui passe à l’échelle humaine est bourré à craquer de vie même quand l’horreur frappe. Même timide. Il y a réparation. Même sur un sol ravagé, il y aura à nouveau floraison.


Lee n’attend plus rien. Il vit perclus de douleurs sombres et brulantes. Il a tout perdu dans l’incendie de sa demeure. Ses trois enfants. Et l’amour de sa femme. Tout est parti en fumée en même temps que son cœur.


Son cœur est mort depuis longtemps. Avant, il battait si fort pour Randi. Avait-il déjà aimé avant elle ? Sa vie était merveilleuse. Simple et merveilleuse. La famille qu’ils avaient construit était solide, unie pour la vie. Indestructible. Personne ne pourrait jamais les abimer, les séparer.


Personne, sauf lui.


Ils avaient tellement de chance. Pas comme son frère Joe atteint d’une grave maladie cardiaque. Pas comme sa belle-sœur, fragile et alcoolique.


Et puis, ce qu’il avait aussi, Lee, c’est Patrick. Le fils unique de son frère. Ce petit garçon-là, il l’aimait presque autant que ses propres enfants. Et les balades en mer qu’ils faisaient ensemble les soudaient toujours un peu plus. C’était leur passion. Leur héritage. Leur terrain de jeu. Patrick et oncle Lee.


Un jour, tout bascule soudainement, avec une violence inouïe, et on se retrouve tout seul avec soi-même. Ce soi que l’on haït plus que tout au monde. On voudrait s’en séparer, détruire ce corps hideux qui nous a mené à la perte, ruiné. Mais ce n’est pas si facile. Comme s’éviter ? Nier le peu d’âme qui nous rend encore humain ? Se cacher, se terrer. Enfuir au plus profond sa laideur. Ne plus être regardé par personne. Jamais. Et donc mourir au monde. Mourir à soi. Mourir. Ne plus parler avec personne. Et surtout, surtout, ne plus aimer. Ne plus ressentir. Brisé. Ne respirer que pour boire un peu trop. Même si parfois la vie refait surface, et malgré tous nos efforts, demande son dû. La violence ressurgie, la souffrance est intarissable parce qu’insatiable. Il faut cogner.


**Patrick a besoin de moi. Mon frère vient de mourir. Je ne peux pas quitter Boston et retourner à Manchester. A Boston je suis un mort vivant. A Manchester, je deviendrai fou.
Patrick a 16 ans à présent et une vie adolescente remplie d’amis et de filles… Je ne peux pas être ton tuteur. J’en suis incapable. Je ne veux plus rien à voir avec cette ville, ces gens qui me craignent. Le malheur fait peur, surtout quand il s’acharne. Il est une épidémie contagieuse, une maladie incurable et avilissante. Et moi, Lee, je suis l’auteur de ce carnage. Je suis le boucher.
Comment mon frère a-t-il pu me nommer ton tuteur ? Je ne peux pas. C’est haut-dessus de mes forces. Il savait pourtant que je n’étais plus rien. Pour personne. Et puis je ne veux pas croiser Randi. Je ne veux plus la blesser.


... Mais pour toi, Patrick, je pourrai peut-être faire autrement.**


Non aucune larme. Les seules larmes finalement sont celles qui donneront chaud au cœur. Là où il y a de l’amour, infime, discret, apeuré, il y a la vie. L’air dans les poumons. Le sang qui circule dans les veines. Le cœur qui bat un peu plus fort. Les lèvres qui contre toute attente esquissent un sourire, imperceptible. Les yeux qui s’éclaircissent. L’air marin caresse les cheveux. Soudain, c’est une sensation oubliée qui renait avec urgence. Quelque chose d’agréable. Comme une envie de jeu. Et ce mot que l’on croyait enfui à tout jamais – tendresse – revient à l’esprit et déverrouille le cœur comme une douce saveur de l’enfance. Sans culpabilité cette fois.
Une porte s’ouvre.


Un hymne à la vie et à l’amour.

Charlizze
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le 10 févr. 2017

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