Contrairement à son homologue anglais (Florence Foster Jenkins de Stephen Frears) qui faisait dans le spectacle facile et émouvait un peu mais pas trop, se contentant de lisser son intrigue, Marguerite assume pleinement la gravité de son sujet tout en l'articulant habilement avec son aspect purement comique, ne fuyant jamais sa complexité.


Faisant de la vraie Florence Foster Jenkins, donc, un personnage de fiction, Xavier Giannoli déplace son récit en France, et à une époque, les années 1920, les années folles, celles de la sortie de la Grande Guerre, et de la vie, dans tout ce qu'elle a de burlesque, de décadent, de festif, qui reprend le dessus.
C'est déjà par cet aspect historique, qui vaut à Marguerite des scènes de fêtes très réussies, que le film trouve un intérêt ; Giannoli nous plonge dans les coulisses des opéras et dans salles alternatives où vit la nuit un monde de marginaux et de contestataires qui jusqu'alors ne se montraient pas ; homosexuels, femme à barbe et voyante, pianiste sourd, travestis, anarchistes et anticléricaux, côtoient vétérans militaires, nobles et grands intellectuels, et une France dont la plaie causée par la guerre n'est pas encore refermée.


De cette faune éclectique, Giannoli fait sortir une freak en particulier ; la Reine de La Nuit, la Baronne Dumont, ou simplement Marguerite, comme préférera l'appeler le public.
Cette grande baronne ne sachant que faire de son argent ("L'argent, ça n'est pas important, c'est d'en avoir qui l'est !") ne vit que pour la musique et l'homme qu'elle aime. Les deux étant liés.
Marguerite, le film, est donc une expérience de musique pleine et entière, des classiques de l'opéra à la musique indienne, de la Marseillaise au didjeridoo aborigène, ... on entre en musique, on en sort en musique.
Marguerite est un spectacle, le réalisateur assumant pleinement dans sa mise en scène la part d'opéra tragique.


Sauf que Marguerite, le personnage, chante faux, et ne le sait pas.


Marguerite c'est donc le freak, le monstre qui craquelle le vernis policé d'une noblesse figée dans sa sévérité et ses traditions. Marguerite c'est celle qui, involontairement, se révélera plus grande que tous les autres, celle qui mettra chacun face à ses contradictions, ses mensonges, ses préjugés (y compris, et surtout le spectateur).
Celle qui fera rire à ses dépens.


A ses dépens car Marguerite est naïve.


D'une naïveté lumineuse, courageuse, forte et belle (Catherine Frot, probablement dans son plus grand rôle, César mérité, y est d'une beauté, d'une délicatesse, qui déchire l'apparente bêtise de son personnage par quelques saillies révélatrices de sa force), on fera tout dire de Marguerite, sans jamais lui laisser la parole.
Créant l'adulation par certains critiques qui voient en elle une nouvelle proposition artistique éclatant les codes traditionnels et faisant fi du beau ("La perfection ce n'est pas de faire de grandes et belles choses; c'est de faire ce qu'on fait avec beauté."), créant l'hilarité chez beaucoup (voir Marguerite chanter devient un spectacle amusant, on sort voir le nouveau phénomène).
Marguerite n'est plus que ce que les autres voient d'elle. Comme l'avoue son mari dans une scène déchirante, Marguerite n'est plus une femme, elle est devenue un monstre.
Elle est une femme dont on abuse, qu'on moque, qu'on censure, dont on se joue pour se protéger soi-même. Chacun fait de Marguerite ce qu'il veut pour son propre intérêt ; devenir son professeur pour être grassement payé et s'éviter un scandale (Michel Fau, hilarant), lui mentir pour créer sa propre œuvre méta (le majordome Madelbos, incroyable Denis Mpunga, entre terrifiant pouvoir tyrannique et attendrissant dévouement), la manipuler pour lancer sa carrière journalistique (Sylvain Dieuaide, superbe, et trop rare au grand écran), ou manquer volontairement ses prestations pour garder l'honneur face à une société du jugement sans pitié (André Marcon, impeccable en mari adultère revenant à l'amour).


La détermination aveugle (ou plutôt sourde) de Marguerite, plus forte que tout, la mènera au pathologique, au délire, et à la mort, dans une atroce révélation finale de son absence de talent, mise en scène avec une sublime cruauté. Marguerite comme une tragique héroïne trépassant d'avoir failli à sa tâche, l'objectif de sa vie même : surprendre l'homme qu'elle aime en chantant.


Marguerite, s'il est évidemment drôle à de nombreux moments, ne l'est jamais totalement, tant il joue sur un pur et simple mécanisme de moquerie, dont on se veut à plusieurs reprises (le même d'ailleurs qui fait d'Elephant Man, toutes proportions gardées, un terrifiant chef-d'œuvre). Son personnage principal (et le film entier d'ailleurs) est si finement écrit qu'il alterne sans cesse entre une femme dont on pourrait avoir pitié et une artiste courageuse forçant l'admiration. Par ce ton toujours en entre-deux, Giannoli trouve un équilibre parfait, mettant sans cesse le spectateur en situation de malaise. Des larmes aux yeux au rire clair, de la peine à l'ironie, l'émotion est plurielle et nous guide dans ce beau film, aux images et aux couleurs crépusculaires (Giannoli a tourné avec des objectifs des années 1950 pour donner à son film cette teinte et cet angle de vue si large et profond).


Si l'on peut regretter quelques longueur dans un final qui, sur le moment dérange par sa soudaine froideur et mesquinerie, et une sous-intrigue en trop (celle du personnage incarnée par Christa Théret), Marguerite est tout simplement un beau film remarquablement interprété et mis en scène, subtilement écrit dans un double ton permanent (plusieurs tirades sont mémorables), qui traite avec beaucoup de profondeur une histoire de création artistique ratée qu'il aurait été si facile de traiter sous l'angle comique uniquement, et qui offre, enfin, une lecture puissante et personnelle d'une histoire vraie, permettant à son réalisateur et auteur de contourner l'écueil du biopic linéaire.

Charles_Dubois
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le 22 nov. 2020

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Charles Dubois

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