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Ainsi le voilà.

Le projet d’une vie.

Le pinacle artistique d’un homme qui a pourtant déjà donné des lettres de noblesse inaltérables au cinéma.


Déjà dans l’esprit de F.F. Coppola depuis le début des années 1980, relancé puis abandonné à l’aube du XXIème siècle après les attentats du 11 septembre, Megalopolis avait tout du projet fantastique, d’une œuvre qui transcenderait le rapport à l’art, à l'ambition et à la démesure de son créateur, et pour quelqu’un qui avait gravé dans l’immortalité l’élégance raffinée et romancée de la mafia, qui avait exploré la décadence et la folie du Viêt Nam ou qui avait déconstruit et magnifié le mythe de Dracula, le niveau d’exigence était indéniablement monumental.


Las de devoir compter sur les studios devenant de plus en plus frileux avec de tels projets, de voir des produits de plus en plus formatés, lissés pour un public maintenant plus consommateur que spectateur qu'il a d'ailleurs critiqué avec véhémence, Coppola va jusqu’à financer lui-même son film avec cent millions de dollars venant de sa fortune personnelle, une démarche qui montre que malgré le fait qu’il soit maintenant un octogénaire, le cinéaste a gardé un certain culot et une certaine fougue hurlant le désir d’offrir une ode à la création et à une liberté artistique totale, et quelque part faire un gros doigt d’honneur à toute l’industrie et au système calibré des studios avec qui il a toujours eu une relation compliquée.


Donc ainsi le voilà, Megalopolis, l’objet cinématographique ultime, le pinacle de l’existence de Coppola bien parti pour être son chant du cygne et son œuvre testamentaire au vu de l'âge du bonhomme (quoi que...), quelque part vestige du Nouvel Hollywood, époque bénie où les cinéastes avaient moins d’entraves à leur créativité, époque que Coppola a bien connu, et dont il était l’un des chefs de file.

Voici ce qui nous a fait fantasmer pendant près d’un demi-siècle, le voilà enfin, là devant nous, qu’en est-il ? Les promesses ont elles été atteintes ? Le fantasme est-il devenu réalité ?


Le fantasme a bel et bien été matérialisé sous nos yeux, nous y voyons la nouvelle Rome, cœur d’une Amérique décadente, théâtre de conflits, où César, architecte utopiste qui a la capacité d’arrêter le temps, bâtit l’avenir.

Mais ce n’est pas la Rome que l’on attendait.

Coppola donne enfin vie à Megalopolis, mais lui offre une existence décousue, une narration brouillonne, un film qui hurle au monde une triste réalité, celle qu’aujourd’hui le talent du cinéaste ne peut plus justifier son ego.


Sur sa forme, Megalopolis semble être aussi corrompu que les personnages qu’il met en scène, par la paresse et la volonté de faire du n’importe quoi, sous un montage foutraque et un rythme inégal, le film propose un univers aux couleurs criardes et au contraste brutal, une patte graphique qui aurait sûrement fait rêver Pitof en 2001 mais qui aujourd’hui donne l’impression d’avoir deux décennies de retard, sous incrustations numériques agressives et atmosphère jaunâtre et dorée artificielle, Coppola nous montre qu’il n’a pas suivi les évolutions en matières d’effets visuels, qu'il semble même s'en foutre. Là où des réalisateurs plus actuels utilisent les nouvelles technologies pour offrir un univers cohérent, où le numérique de plus en plus réaliste se glisse de manière de plus en plus bluffante dans les œuvres les mieux travaillées, le cinéaste offre un film à l’esthétique écœurante de mauvais goût, plus proche des plus mauvaises productions MARVEL faites à la hâte qu’il aime critiquer plutôt que les blockbusters visuellement plus affinés des efforts de Villeneuve ou Cameron.


De ce fait, avec cette esthétique qui, n’ayons pas peur des mots, "pue la frime", c’est tout le film entier qui bascule dans une inquiétante étrangeté qui paraît malheureusement involontaire, plus par maladresse que par véritable intention artistique, Coppola n’est pas Lynch, il ne maîtrise pas le langage onirique ou surréaliste, n’arrive pas à glisser le fantastique de manière fluide et cohérente sans agresser la rétine. La vision de sa nouvelle Rome décadente en pleine transformation avec ce nouveau matériau extraordinaire qu’est le Megalon ne nous rend pas moins sceptique quand bien même ce film est étiqueté comme une fable. Le visuel reste trop criard et bizarre, le montage totalement alambiqué, le cadrage parfois limite, la narration si floue qu’il est ardu de s’investir dans cette œuvre sans se dire qu’il n’y a pas de réelle ligne directrice, de construction visuelle et narrative solide.

Ce faisant on remarque que Coppola ne fait même pas l’effort de jouer avec la suspension d’incrédulité, le pacte tacite entre lui et son public n’existe pas, entre les statues qui s’animent, les bouffonneries des personnages et de leurs interactions, le manque de réalisme et de logique concernant les échelles, et encore et toujours cette esthétique rappelant les délires les moins reluisants des Wachowski, et certaines idées tellement hideuses visuellement qu’on imagine avec dégoût l’intervention de l’intelligence artificielle lorsque le Megalon s’infiltre un peu partout dans New Rome, cet accord entre l’auteur et le spectateur ne semble être finalement qu’un accord entre l’auteur et lui-même, son propre esprit, ses propres rêves, vierges de tous codes cinématographiques, codes qui bien que parfois réducteurs sont essentiels à la lecture et la bonne compréhension d’un film.


À cette esthétique qui sent le m’as-tu-vu s’ajoute une réelle paresse à mettre en valeur la mégalomanie qui pourtant est le cœur de l’oeuvre, pas une seule fois New Rome ne touche l’ambiance lourde et oppressante de la ville de Metropolis ou la Gotham de Tim Burton, la folie visuelle qui transpire dans la mégalopole dystopique de Brazil ou encore l’architecture vertigineuse du Los Angeles de Blade Runner, le cinéaste échoue dans sa propre démarche et n’arrive jamais à iconiser la ville, le théâtre opulent qu’il a imaginé et qu'il a sans doute fantasmé. On a la triste sensation que ce film, s’il avait vu le jour il y a trente ou quarante ans, à travers les yeux et la caméra d’un Coppola plus jeune et furieux, aurait été et ce même sans les avancées technologiques d’aujourd’hui, plus folle et plus ambitieuse, et nous aurait montré plus de gigantisme et de démesure que ce que l’on contemple en 2024.


Derrière cette atmosphère, ce décor foutraque et visuellement déroutant voir même complètement moche, se joue un ensemble d’intrigues pas des plus étincelantes mises en scène par un casting attrayant au premier abord mais qui se révèle problématique.

Bien que Adam Driver derrière le rôle de César Catilina s’en sorte plutôt bien, on regrette que son charisme naturel que l’on a pu observer dans The Last Duel par exemple ne soit ici pas à son zénith, un comble quand on pense à l’aura d’un tel rôle, architecte génial et utopiste qui a la capacité d’arrêter le temps, le résultat est que Driver paraît ici bien plus petit tout d’un coup, en taille comme en prestance.

Si Shia LaBeouf et Giancarlo Esposito sont plutôt convaincants, le premier par sa folie naturelle et le second par une force tranquille, Nathalie Emmanuel a l’air ici bien fade, et les seconds rôles inutiles et insipides sont légion, au mieux John Voight qui semble s’amuser, au pire Talia Shire et Dustin Hoffman, dont la présence semble plus relever d’un easter-egg que d’une véritable volonté d’étoffer des personnages, sont accessoires.


Le problème ne vient pas véritablement du casting, mais de comment on le dirige, dans Megalopolis, c’est une de ses faiblesses les plus écrasantes.

Servant un dénouement qui n’a ni queue ni tête et qui semble n'aller nulle part ainsi que quelques sous-intrigues non développées, les personnages errent dans cette Rome moderne en déclamant de la poésie inutile et en étalant de la théâtralité à outrance, le jeu d’acteur n’est pas naturel, l’arrogance, la suffisance, la mégalomanie trop forcées pour être prises au sérieux.

Julia, pourquoi déclare tu être la statue de la liberté ?

Wow, pourquoi être aussi informelle dans ton métier de journaliste ?

Fundi, pourquoi tes réflexions nébuleuses sur le temps qui n’ont aucun intérêt ? Les bouffonneries des personnages, les questions laissées en suspend et les déclarations philosophiques gratuites invoquant Rousseau ou Marc Aurèle apparaissent finalement comme un cache-misère dissimulant la vacuité de ce qui se dit entre les différents protagonistes, et plonge le spectateur dans un monde parallèle où les personnages ne parlent que par citations ou ne communiquent que par réponses en décalage pour se faire comprendre, empêchant ainsi une chose aussi simple qu’un dialogue de revêtir une portée émotionnelle, même dans les scènes les plus intimes.


À chaque tirade se voulant intelligente, raffinée, baroque, se dessine un discours abscons, abstrait, abruti, comme si Coppola avait dédié son film à la branche du public la plus frimeuse, prétentieuse et pédante qui s’agglutine au festival de Cannes et qui aime s’extasier devant tout ce qui paraît snob et fastueux car tellement tendance, à contre-courant, so unconformist.

Le cinéaste pour son dernier film semble alors épouser le superficiel, le pompeux et l’extravagance inutile, gratuite qu’il imaginait critiquer dans le présent objet filmique.


La transposition de la Rome antique (César, Cicéron, Crassus...) dans une Amérique décadente qui aurait pu être une idée originale il y a quarante ans tient ici plus du trip new-age et de la figure de style destinée à enivrer et faire plaisir à un public pseudo-intellectuel plutôt que d’une véritable volonté de critiquer un avenir problématique, bien que certains y auront vu dans le discours de Coppola quelque chose de prophétique, la vérité est qu’avec la masse de défis que l’on essaie de surmonter aujourd’hui en tant qu’êtres humains, Megalopolis n’a aucun propos viable en tant que film d’anticipation, ni même en tant que fable, la précarité est évoquée, jamais décortiquée, les problèmes écologiques survolés, jamais développés, la corruption ou le manque d’objectivité des médias, maladroitement amenés.

Quant à la critique de la décadence morale, de la puissance indécente des institutions financières, de la concentration du pouvoir ou du populisme, les personnages que Coppola met en valeur comme les "gentils" de sa fable, comme César dans sa quête de l’utopie ou Crassus qui va s’y investir, paraissent tout aussi caricaturaux et problématiques dans ce qu’ils incarnent que l’illuminé en roue libre Clodio ou le maire conservateur Cicéron, vulgaires, d’une suffisance folle les rendant inappropriés à toute identification de la part du spectateur.


Coppola n’a même pas profité de son statut d’auteur exclusif sur son œuvre pour livrer une véritable pensée sur ce qui semble l’obséder lui et son personnage principal, à savoir le temps, un comble pour un homme qui a eu des décennies pour imaginer et écrire ce film et qui a vu passer ce fameux temps, et les avancées qu’il a amené avec lui. Pourtant, hormis les dialogues creux et faussement intellectuels déclamant que le temps file ou que le peintre fige le temps (Tarkovski était déjà passé par là avec plus de succès et plus d'intelligence), l’idée d’un protagoniste ayant le pouvoir d’arrêter le temps est pourtant propice à certains délires que n’auraient pas renié les auteurs de science-fiction Stephen Baxter ou Robert Silverberg, même sans basculer dans la hard-SF qu’il n’a jamais maîtrisé, le cinéaste aurait pu étaler une réflexion plus poussée sur le temps (et au passage nous expliquer pourquoi César a ce fichu don !) et n’a aucune excuse pour ne pas l’avoir fait.


Beaucoup y verront dans ce déluge qu’est Megalopolis un foisonnement d’idées, de trouvailles visuelles et le désir d’une liberté artistique totale, de mon côté je n’y verrais qu’une forme paresseuse et de mauvais goût et un fond vide, creux et superficiel, les trouvailles saluées n’étant finalement qu’un cahier des charges de choses à disséminer ici et là sans contexte ni cohérence, à la manière de ces gadgets futuristes inutiles dans un coin du cadre ou encore cette souche d’arbre en forme de croix gammée, chose qui plaira peut-être à une frange de la population qui y verra quelque chose de profondément subversif.


Coppola, tel César dans son film, se sera érigé comme un architecte de l’impossible, et aura rendu l’impossible décevant, certainement dans une sorte d’ego-trip comme son personnage principal (le prénom donné au fils des deux héros est en soi assez révélateur, mais aussi assez triste), fantasmant peut-être inconsciemment l’idée d’avoir la même emprise sur le temps que lui, mais sans explorer toutes les possibilités d’un tel matériau, d’un tel pouvoir, d’une telle histoire.

Preuve irréfutable que l’ego, la mégalomanie doivent nécessairement s’accompagner de talent, de travail, de persévérance et de perfectionnisme pour être utiles et aboutir à une œuvre artistique dont le monde se souviendra à la manière des précédents films du maître, Megalopolis est aussi le rappel réel bien qu’un peu frustrant qu’un film reste un travail collectif, et bien que le talent passé de Coppola ne soit plus à mettre en doute, peut-être que ce dernier, maintenant octogénaire et moins armé de sa fougue et de son sens critique qu’autrefois, aurait pu laisser son ego de côté et mieux s’entourer, tel le capitaine bienveillant d’un navire écoutant les conseils de son équipage, et avoir le recul nécessaire pour entendre les critiques et améliorer l’œuvre qu’il imaginait comme son pinacle.


En résulte pour la dernière réalisation de Coppola une œuvre maladroite, clichée, prétentieuse, pompeuse, désespérément kitsch, évidemment bien loin des classiques de sa filmographie, loin aussi des attentes d’un public fantasmant l’idée d’un tel film depuis tant d’années et peut-être même, je me prend à l’imaginer, loin des exigences initiales du réalisateur lui-même, au siècle dernier, qui n’avait peur ni de l’ambition, ni de la démesure, mais qui restait encore logique dans sa mise en scène et son langage cinématographique pour livrer des fresques fortes et intemporelles.


Derrière tout cela, Megalopolis pose la question de la paternité d’une œuvre, et de ce qui est et doit rester fantasme, un film inachevé depuis si longtemps est justement un fantasme, il n’appartient plus seulement à son créateur, il a gagné le public, qui s’en est accaparé, il l’a imaginé pendant des années, des décennies, il a développé son propre regard sur ce film perdu, il y a projeté ses propres attentes, ses propres rêves, le Dune de Jodorowski ou les projets inaboutis de Kurosawa sont de ces fantasmes, dans l’esprit du monde, on ne peut les critiquer, les diffamer, ils sont à jamais des chefs d’œuvre immatériels, et ce faisant intouchables, inviolables, parfaits, purs.

Megalopolis était de ceux-là.

En déterrant Megalopolis, Coppola a donné vie au fantasme, mais il lui a aussi donné la mort.

Peut-être aurait-il fallu le laisser là où il était, dans son esprit, et dans le notre.

Intouchable, inviolable, parfait, pur.

Tom-Bombadil
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le 8 juin 2025

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