Justine vit l'un des plus beaux moments de sa vie. Tout a été fait pour que son mariage soit une réussite : le cadre tout d'abord, une immense demeure entourée d'un parc que des illuminations viendront embellir, les invités ensuite, la famille et les amis du couple. La fête bat son plein. Pourtant, la nuit venue, Justine se sent lentement envahie par des doutes sans fondement, un vague à l'âme, une mélancolie étrange. Parallèlement, avec son télescope, un enfant découvre un corps céleste inconnu dans l'espace. Une planète massive, dont la route pourrait croiser celle de la Terre. Au fur et à mesure que la planète s'approche, le moral de Justine se dégrade. Sa soeur, au tempérament apparemment opposé, essaie de la raisonner...

Trier n’a cessé de bousculer un cinéma qu’il a toujours jugé en perpétuel danger d’assoupissement. En témoigne la grande diversité formelle de ses opus dont on doute parfois qu’ils soient l’œuvre d’un même auteur. C’est que chacun est un nouveau défi aussi bien technique qu’esthétique et narratif. Lars von Trier va toujours au bout de ses bravades, tant il se plaît à la subversion, se moquant bien de ce que penseront les spectateurs. Son souci est de secouer le conformisme quel qu’il soit et de faire grincer quelques dents. Si bien que son extrémisme peut jouer sur l’humour et le second degré en décrivant une décomposition à la fois physique et morale ( The element of crime ) ou mimer une enquête sur l’hypnose ( Epidemic ). De même "Breaking the Waves", film caractérisé par son lyrisme, illustre cette esthétique de l’expérience-limite avec une héroïne qui se donne aux hommes pour contenter un mari devenu impotent. Ce refus de l’illusion peut être provisoire mais donne lieu à des contes cruels comme "Dogville" et "Manderlay" et à une recherche permanente vite taxée d’anti-humaniste qui finit par établir un rapport nouveau entre le spectateur et l’écran.

Avec "Melancholia", l’une de ses œuvres les plus abouties, nous sommes en butte à la « bile noire », soit à la dépression, au spleen, selon l’origine étymologique des Grecs anciens, allégorie d’une fin annoncée et d’une persistance irrationnelle qui met brusquement à nu les cœurs et les esprits. Un narratif lent, soutenu par la musique de Wagner et des images d’un parfait esthétisme, une interprétation qui joue une fine partition sur les contraires, la rose et pulpeuse Justine ( Kirsten Dunst ) qui méprise le bonheur et l’a à tout jamais chassé de son existence, sentant venir l’inéluctable, et Claire ( Charlotte Gainsbourg ), sa sœur, sèche et pâle, qui voudrait tellement s’installer à tout jamais dans un bonheur factice et cédera à la terreur lorsque la réalité se chargera de briser ses espérances. Cet opus est une remise en question du monde, de sa finalité et des hypocrisies de la société. En effet, "Melancholia" propulse une lumière particulière sur la dérision qu’inspire un monde en train de se défaire, tout en l’enrichissant d’une poésie indéniable, proche du romantisme allemand ou d’un Gérard de Nerval.

Dans la première partie, sobrement intitulée « Justine », nous assistons à un mariage qui est la plus implacable manifestation des fissures profondes qui affectent la société et une famille en pleine déroute affective et morale, victime de ses propres aveuglements et de sa malveillance. Tous les codes semblent voler en éclats devant une jeune mariée qui a depuis longtemps remisé l’optimisme et la joie de vivre dans les coulisses de l’histoire. Ainsi sommes-nous en présence d’une jeune femme belle comme le jour, dans la fraîcheur de sa robe d’épousée, mais dont le cœur et l’esprit sont déjà absorbés par la mélancolie la plus noire et le désespoir le plus profond, car ce monde, pense-t-elle, ce monde, le seul habité de l’univers, est mauvais et doit disparaître. Le film est en quelque sorte une mise au tombeau wagnérienne. Seules, dans les lointains du ciel, subsistent quelques étoiles, symboles de la magie de l’imagination. Le neveu de Justine, fils de sa sœur Claire, âgé d’une dizaine d’années, partage avec sa tante le pouvoir de transgresser le monde par l’imaginaire et construira avec elle la tente magique où ils se réfugieront pour guetter cette fin du monde.

La seconde partie, intitulée tout aussi sobrement « Claire » n’est qu’une suite de catastrophes et de fuites dans le décor somptueux d’un château baroque et d’un parc ouvert sur l’océan, qui incite à l’évasion, pire à la déroute. On regrette un peu que le narratif ne soit pas plus tendu, plus explicite mais, il est vrai, que le réalisateur se plaît à laisser un peu de champ libre à ses spectateurs et qu’il sollicite leur participation tout en leur proposant plusieurs schèmes, plusieurs pistes.

Quant à la fin, elle est déjà dans le commencement, fête illusoire, artifices vains, conditionnés par le système social. Avant que n’entre dans la danse de la mort, celle des astres qui se profilent et menacent un monde déclinant et épuisé, jouant avec les lueurs saturniennes, les éclairages fantasmagoriques et les visages en proie à la suffocante réalité d’une nuit définitive.
abarguillet
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le 17 nov. 2014

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