Le bang retentit dès la première scène, entraînant Jessica dans une errance incompréhensible spatialement. On l’attend à droite du cadre, elle apparaît à gauche pour revenir par la droite – les miroirs derrière ces téléportations sont indiscernables dans l’obscurité du plan. La suite directe nous force à observer un parking où l’alarme des voitures se déclenchent et s’arrêtent progressivement.


En deux scènes, parataxiques, lentes et indécidables, Weerasethakul dispose notre attention selon un certain mode : concentration sur la matière sonore du film, observation active de ce qui se produit dans le plan, fébrilité totale devant le sens de ce qui nous est montré. Ce pli façonnera notre réception de la totalité du film. L’intelligibilité du film dont la recherche nous tient prisonnier ne cessera pas de se dérober, nous rendant disponible aux moindres événements, aux moindres variations qui se produiront dans le cadre. Un chien errant apparaît comme une menace, un pan de verdure dans un musée nous interpelle, plus encore, un dispositif de réfrigération d’une armoire pour entreposer des fleurs nous intéresse. Tout cela ne découle pas d’une pure contemplation. Le film est indubitablement contemplatif, mais c’est par les tous petits faits de scénario à peine mouchetés (professions de la protagoniste, raison de son inoccupation, de ses voyages, sa santé, statut d’Hernan, que des éléments qui ne seront donnés qu’incomplètement) qu’il nous tient dans la recherche, qu’il nous active. C’est en cela que le film est fantastique façon Maupassant : il nous « tient » dans un espace irrésolu particulièrement fructueux pour notre puissance d’attention.


A côté de cette hyperesthésie à la fois sonore et visuelle, le film nous garde ainsi dans une réflexion constante, nous ne sommes pas de purs récepteurs justement parce qu’il distille une légère narration – certes fuyante, certes plus sensorielle que discursive (la continuité des sons -exemplairement le bang mais pas uniquement, la ville, le ruisseau, le silence à la fin - est plus décisive que la situation de Jessica). Le film nous invite même à l’interprétation du son : la scène de description du bang par Jessica à Hernan (l’ingénieur du son) est prodigieuse. Elle montre Jessica chercher ses mots et Hernan tenter de reproduire ses indications via sa table de mixage. A ce moment-ci notre connaissance du bang, toujours identique à celle du personnage, ne se fonde que sur un souvenir (on ne l’a entendu qu’une fois). Nous sommes poussés à constater l’effectuation des mots de la protagoniste par les manipulations de l’ingénieur du son. Ces essais d’interprétation, accomplis par le film via Hernan et les boutons de sa table de mixage, transforment le son en matière – d’une manière tout à fait prosaïque, par l’association entre une matière évoquée par Jessica et un son synthétisé par Hernan. Le film joue avec cette matérialité du bang, qu’il suggère et qu’il absente alternativement, et qu’il finit par montrer (la matérialité) tout à fait frontalement, d’une façon irréductiblement ahurissante.


Evidemment l’attention aux variations et la recherche d’intelligibilité sont amplifiées par la situation diégétique de Jessica, américaine en Colombie, imparfaitement hispanophone, urbaine dans un village de jungle (ou l’inverse !) qui traduit la semi-étrangeté du contenu des plans à leur réalisateur, imparfaitement habitué à l’espace qu’il filme, plus rompu à cadrer la jungle thaïlandaise (de ce que je sais de lui) que la ville et la jungle colombiennes.


En nous construisant ainsi en tant que spectateur, le film nous dispose à embrasser son esthétique sonore/visuelle délicate et fantastique à la fois. En fin de film, on peut alors s’émouvoir de la stase des deux personnages autour de la table, de la moindre variation de pose, de la disparition et du foisonnement du son et l'étrangeté onirique. Si c’est ça une expérience « spirituelle », alors je veux bien qu’on accole glorieusement à ce film cet adjectif habituellement si vain.

Bretzville
9
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le 23 nov. 2021

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Bretzville

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