Alors que chaque année, des biopics ignobles raflent tous les Oscars avec leur acteur qui cabotine comme c’est pas permis, leur histoire d’amour vue et revue, leur photographie kitsch ou au contraire leur filtre gris ou sépia dégueulasse et leur thématique sociale sur les opprimés enfoncée dans le crâne avec la subtilité d’un bulldozer, Andreï Kontchalovski propose avec Il Peccato un petit bijou de cinéma d’une beauté visuelle à couper le souffle. Bien sûr, il y en a des bons biopics, mais ceux qui ont du succès sont trop souvent les pires, avec leur vision caricaturale de la réalité, leur absence totale d’originalité, leur incapacité à faire exister un vrai personnage à l’écran. Si ça marche, c’est probablement parce que ça donne aux gens l’impression qu’ils s’instruisent, puisque ça parle d’histoire, souvent en les confortant dans leurs convictions morales, probablement irréprochables, mais d’une banalité confondante, tout en étant extrêmement prévisible et donc pas prise de tête. Mais là, avec ce film sur Michel-Ange, on a autre chose, un petit rien en plus : le cinéaste a tenté de faire du cinéma ! Et en plus, c’est du très bon cinéma.

Ce qui saute aux yeux dès le premier plan, c’est que c’est visuellement sublime. On en prend vraiment plein la rétine. Les décors sont incroyablement bien reproduits, et les personnages évoluent toujours dedans, dans un contexte, une réalité tangible ; la caméra n’est pas obligée de se coller aux acteurs pour montrer comme ils jouent bien et comme ils méritent une statuette. Au contraire, elle les fait exister dans une époque. Le format quatre tiers utilisé est parfaitement adapté pour filmer ces architectures, cette verticalité. Le film n’a pourtant rien d’une carte postale ; ces décors sont d’autant plus grandioses qu’il y a de la vie et du désordre à l'intérieur, qu’on a l’impression d’y être ; il y a de la misère, des animaux, de la saleté, des morts – avec un plan juste sublime où le David se dresse au milieu d'une place où pourrit le corps d’un pendu –, et surtout, du quotidien. Chaque plan est rempli de quotidien. Les gens vivent, la nature vit, et même la pierre semble vivre. Kontchalovski, tout comme Michel-Ange, semble fasciné par la pierre, par le marbre immaculé, bien plus d’ailleurs que par le travail de cette pierre. On voit par exemple le pied sculpté du tombeau inachevé de Jules II sorti d’un bloc de pierre blanc, avec la poussière et les outils étalés autour, c’est magnifique.

Le portrait de Michel-Ange qui nous est présenté suit la même démarche : le but est avant tout de le rendre le plus humain – et donc imparfait – possible, puis de montrer son amour pour la pierre. Le Michel-Ange de Kontchalovski est prétentieux, pauvre, égoïste, à moitié fou, il est humain. Alberto Testone n’essaie pas d’imiter l’image convenue que l’on pourrait avoir d’une grande figure historique, de coller à une biographie, à une page Wikipédia, mais fait s'incarner une vraie personnalité, pleine de défauts, mais que l’on a envie de suivre, bien qu’il n’y ait pas vraiment d’histoire linéaire à suivre. Le film se situe exactement dans la démarche du Van Gogh de Maurice Pialat : là où Hollywood aurait évidemment montré le passage où le peintre se coupe l’oreille, Pialat se concentrait sur les derniers jours d’un type assez désagréable, renfermé sur lui-même, qu’on ne voit quasiment jamais peindre, et qui fréquente les maisons closes. Dans Il Peccato comme dans Van Gogh, les scènes de vie occupent une place primordiale. Le cinéma s'y accomplit comme l'art qui capture le réel et se fait le témoignage d'une époque. C’est quand même terrible de voir comme si peu de films historiques s’intéressent à l'histoire, à une époque et la façon dont les gens y vivaient. Dans les deux œuvres, le personnage est plein de défauts, ce qui ne nous empêche pas de nous y attacher, bien au contraire. Et puis ce Michel-Ange est quand même plus drôle que Van Gogh. Il est habité, hurle sur tout et tout le monde et ne respecte à peu près personne.

Malgré cette démarche comparable au cinéma de Pialat, la plus grande séquence du film semble bien plus tirée de Fitzcarraldo de Werner Herzog. Il s’agit d’un passage où Michel-Ange veut faire descendre un énorme bloc de marbre d’une carrière. La scène est aussi grandiose que dans le film d’Herzog, où une colline est déforestée et dynamitée pour qu’un bateau soit tiré sur son flanc. Il y a évidemment un accident lors du processus, et la scène se poursuit sur un plan sublime où le bloc monté et transporté sur un chariot apparaît de derrière une falaise, et avec l’effet de perspective, semble venir s'accoler à celle-ci, comme si c’est une seconde falaise, une montagne, que le Michel-Ange démiurge déplaçait.

J’avoue ne pas avoir tout compris à ce qui se passe sur la fin ceci dit (pourquoi des gens sont retrouvés poignardés notamment). Si j’approuve l’idée de mettre l’histoire au second plan (un film historique où les « intrigues » politiques ne sont pas là pour faire cache-misère devant un vide artistique), je trouve que le déroulement de l’action manquait un peu de clarté (mais peut-être que j’étais juste trop fatigué pour bien suivre). Le film n'est reste pas moins époustouflant par sa beauté visuelle, avec des scènes brillantes par la banalité de ce qu’elles montrent, en s’intéressant par exemple aux échanges des artisans qui travaillent dans les carrières de marbre. C’est un film qui capte quelque chose d'invisible en nous invitant à voir l’œuvre d'art en devenir dans une falaise, en montrant un Michel-Ange rêveur et désireux, comme le héros fou de Aguirre, de posséder des montagnes entières. Un regard fasciné et fascinant sur une époque, sur la vie, la nature et la pierre.

Ce qui est marrant avec la comparaison avec le cinéma de Pialat, c’est que celui-ci a déclaré lors d’une interview :

Moi y’a des sculptures de Michel-Ange que j’aime pas beaucoup... Je trouve que c’est assez savonnette...

Beorambar
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le 31 juil. 2022

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Beorambar

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