Les voyages sont morts, les derniers voyageurs sont nés

Lévi-Strauss le disait déjà dans les années quarante : les voyages sont morts. Depuis longtemps, la totalité des terres émergées a été arpentée par le pas lourd et inquisiteur de l'homme. Les tribus les plus reculées ont toutes été approchées par notre civilisation et ses miasmes technologiques. Les rares dernières qui préservent leur isolement et dont les informations nous racontent l'improbable survie le temps du tir de quelques flèches sur un hélicoptère ont elles aussi été en partie corrompues par la conscience de l'existence de cet homme moderne qui menace et peut détruire en quelques années les millénaires dont leur existence se nourrit.


On me répondra sans doute qu'à la suite de Lévi-Strauss, je me fais inutilement alarmiste, et que je ferais mieux de profiter des dernières décennies où de grands espaces sauvages existent toujours, certes déjà découverts et déflorés, mais après tout sans doute pas si dissemblables de leur état originel. C'est là que Mike Horn intervient, dans l'improbable jusqu'au-boutisme de ses expéditions, pour illustrer l'absolutisme de la quête d'un explorateur véritable, et donner à comprendre que si ces hommes sont si inspirants, c'est parce qu'ils recherchent un état limite, ce point de fusion où la vie, à la fois sous l'effet du danger qui la menace et des espaces vierges qu'elle parcourt, s'évanouit sans cesse en elle-même pour renaître épurée, débarrassée de toutes ses certitudes inutiles, mais aussi augmentée, confortée de ce qu'elle s'est véritablement plongée en elle-même.


Éclairé sous cet angle, il me semble qu'un voyage en pleine Amazonie, même dans ses parties les plus intactes et les plus préservées, perd une bonne moitié de son charme s'il n'est pas accompagné de la certitude que ce voyage n'a jamais été mené auparavant. Qu'une forêt offre les mêmes décors, les mêmes sensations et les mêmes dangers au premier qu'au centième passage est sans importance ; l'être humain ne vit pleinement qu'à travers ses émotions, que les canaux des sens servent peut-être à mettre en branle mais qui ne doivent in fine leur forme ultime qu'aux modulations que leur imprime l'âme de celui qui les brûle.


Un voyage n'est plus le même si on lui arrache sa virginité, la conscience même qu'il est unique et non reproductible. Ce que l'explorateur cherche en suivant la fièvre de ses propres pas, c'est en effet la sensation grisante d'une vie qui plonge toujours plus profondément en elle-même, qui esquive avec grâce la circularité d'un quotidien dont il ressent la répétition des gestes qui le peuplent comme un décalque maladroit de l'écoulement du temps, le dessin tremblant d'un épigone qui chercherait en adoptant le rythme des heures à s'y immerger ou s'y fondre pour échapper à ses lois. L'explorateur ne vit donc que s'il fraye avec l'inconnu, que s'il a le privilège de lui rendre le premier un hommage et la possibilité de sa mort en offrande. Dès lors qu'il ressent l'une de ses expéditions comme la simple itération d'un trajet déjà parcouru et dont le passage a dissipé la présence divine que l'homme fait fuir dès qu'il l'effleure (et qui ne peut justement être ressentie comme sacrée que parce qu'elle se reclut dans son téménos sitôt l'attrait de sa présence déployé) - sitôt donc, qu'il sait marcher dans les pas d'un autre, l'explorateur s'essouffle.


En ce sens, Mike Horn est le parfait héritier des grands navigateurs de jadis, dans un monde où tout a déjà été parcouru et renvoyé dans la roue infernale du temps par le regard des hommes qui véhiculent son bacille. La nouveauté et l'inconnu, il ne peut plus les trouver dans les espaces auxquels il se confronte, mais il peut les ressusciter dans ce qu'il est prêt à leur sacrifier, dans la part de risque de ses expéditions, qui au premier regard ont souvent tout de pures folies. En effet, nulle appropriation d'une terre promise à évangéliser, nulle promesse de l'or de cités légendaires, nulle nécessité de se fournir un matériau anthropologique de première main ne viennent soutenir les exploits sportifs du plus universel des sud-africains, qui paraîtront sans doute à beaucoup insensés et indignes qu'on leur sacrifie une vie. Irréconciliable avec un individualisme toujours plus poussé et inapte à concevoir quoi que soit d'autre que la promiscuité de ses obscurs sentiments, la fureur ordalique de l'explorateur s'est pourtant aujourd'hui délestée de toute justification, et s'éclaire d'elle-même comme un gigantesque cri d'amour lancé à l'univers, par lequel l'homme accepte l'emprise et la dureté du cosmos pour enfin se retrouver par lui, avec lui et en lui.


Bouddhisme à qui on aurait rendu sa virilité, le credo informulé (et peut-être inconscient) de Mike Horn est aussi l'occasion de rappeler combien notre haine de la mort et du danger est futile, combien sont vaines, éclairées par un autre regard, les constructions confortables de nos existences trop souvent consacrées à une auto-préservation sans lien profond avec ce qui nous dépasse et peut donc nous grandir. Qui est donc le plus fou, de l'insensé qui risque sa vie à la conquête de lui-même, ou du sain d'esprit qui lui jette la pierre en l'accusant d'un suicide inavoué ? Et qu'y a t-il vraiment à tuer, si nous n'acceptons pas la possibilité de notre propre mort, sinon l'entrelacs sans visages d'années incolores et déjà oubliées ? La folie, j'en ai bien l'impression, n'existe jamais que pour une sanité inconsciente de sa propre démence.


Ma note, pour finir, ne concerne que le documentaire en lui-même, puisque c'est ce que je suis naturellement censé évaluer sur ce site. Si elle ne s'envole pas, c'est parce que techniquement, le film pâtit nécessairement d'un budget réduit et d'une incapacité, en l'absence d'une vraie ambition artistique, à restituer totalement l'intensité d'un voyage qui se veut et se sait avant tout intérieur. Mike Horn et ses leçons de vie, quant à eux, me paraissent bien au-delà de ces futilités numériques. L'homme est pour moi la quintessence de l'explorateur, né d'une humanité qui n'a plus rien à explorer que ses propres limites et, à travers elles, peut flirter avec ce qui la dépasse, ne serait-ce qu'avec le cœur.

Kloden
7
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le 25 janv. 2019

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