Perfect Blue, sortie quatre ans plus tôt, avait marqué les esprits en révélant à la face du monde l’innovant Satoshi Kon, son audacieux désir de faire de l’anime l’égal du film en prise de vue réelle, sa faculté folle d’abolir les frontières entre réalité et fiction, ainsi que son aisance formelle à traduire graphiquement des considérations profondes telles que la quête d’identité et la recherche du passé. Une démarche qu’il prolonge avec Millennium Actress mais dans un registre totalement différent, puisqu’il abandonne les atours angoissants du thriller psychologique pour s’immerger pleinement dans un récit aux accents romantiques.
Une logique d’immersion, d’ailleurs, qui sera récurrente chez le cinéaste, invitant de nouveau son spectateur à se plonger dans les coulisses de l’image en épousant un point de vue bien particulier : celui d’un personnage naviguant entre la réalité et sa représentation, celui d’une femme qui est, elle-même, constamment regardée : après Eva (la diva de Magnetic Rose), Mima (la chanteuse-actrice de Perfect Blue), voici Chiyoko (personnage inspiré par Setsuko Hara et Hideko Takamine), une ancienne vedette de cinéma qui accepte la lumière d’une interview après plusieurs décennies passées à l’ombre des regards. Une immersion troublante pour le spectateur tant ce récit en trompe l’œil semble sophistiqué, glissant constamment entre le réel et ce qui ne l’est pas, entre l’image figée de l’actrice dans ses films et les souvenirs (é)mouvants qui lui sont liés.
Magnifiquement exécutée, la scène introductive nous résume parfaitement ce que sera la teneur du reste du film : on voit une jeune femme s’enfuir de toute urgence à bord d’un vaisseau spatial, on pense assister à un périple lunaire, avant qu’un zoom arrière ne mette en perspective cette réalité en nous dévoilant l’écran sur lequel cette séquence cinématographique se déroule. Une mécanique du trompe l’œil qui n’agit pas seulement sur l’image pour nous troubler, puisqu'un subtil travail sonore vient malicieusement influencer notre subjectivité : tandis que la fusée décolle sur l’écran, son bruit assourdissant se confond avec celui d’un tremblement de terre bien réel. Inconsciemment, alors, on associe la manifestation naturelle à la présence de l’actrice, créant de facto un lien émotionnel qui sera réactivé à chacune de ses aspirations, réelles ou fictives : on perd déjà pied devant ce récit où le réel et le fictif ont la même valeur émotionnelle ; on perdra définitivement pied, ensuite, lorsque seront vécus de la même façon le passé et le présent, le fantasme et le souvenir...
Le vertige qui s’en dégage est remarquablement potentialisé par un cinéaste au sommet de son art, usant habilement des possibilités offertes par le montage pour embrasser toutes les composantes de son récit, faisant côtoyer, sans le moindre cut, moments présents, souvenirs et extraits de films. Une confusion à l’enivrement exquis grâce à des effets parfaitement exécutés, comme ce rewind inaugural, assimilable à une VHS que l’on rembobine, ou encore ce travelling latéral qui nous fait traverser les époques à bord de différents moyens de locomotion. Tout se confond dans Millennium Actress, les voix in peuvent devenir off et inversement, tandis que les spectateurs désignés peuvent devenir acteurs à leur tour, à l’instar de ce cameraman embarqué bien malgré lui dans l’aventure. Une ambiguïté constante incarnée par la vieille femme au rouet, nourrissant des sentiments d’amour et de haine à l’égard de notre personnage, tout en tissant le véritable fil conducteur du récit, le fil de la destinée, celui qui relie la réalité à la fiction, la fiction aux souvenirs. C'est ainsi que la vie et l’art se confondent, comme le symbolise ce tableau découvert dans un champ de ruines, ce tableau peint par l’homme dont Chiyoko est tombée amoureuse et qu’elle va tenter de revoir : retrouver l’art, cela revient à retrouver l’amour, à retrouver la vie.
Cette donnée, reliant intimement Chiyoko au cinéma, est induite dès le début du récit : le journaliste vient interviewer l’actrice le jour de la destruction des studios qui l’ont révélée, des studios qui ont le même âge qu’elle : leurs existences se confondent, leurs destins sont liés. C’est donc en toute logique que le reportage sur Chiyoko soit également celui sur le cinéma japonais, offrant ainsi l’occasion à Kon de rendre un vibrant hommage aux maitres anciens à travers des séquences citant expressément Mizoguchi et ses mélodrames, Honda et ses kaijū eiga, ou encore Kurosawa et ses fresques épiques. Un hommage que Millennium Actress exhibe sans se recroqueviller autour, préférant utiliser ses références passées afin de mieux se tourner vers le futur. Ici, le passé est heureux, il sert à aborder l’avenir. « Car après tout, c’est courir après lui que j’aimais ». Une course éperdue qui donne au film sa forme, qui permet au film d’exprimer par la forme son sens profond : le mouvement c’est la vie, le mouvement c’est le cinéma (kínēma en grec).
Poétiquement, Millennium Actress se fait l’expression de l’épanouissement personnel, faisant du passé le moteur d’une quête d’avenir, d’un élan totalement vivifiant. C'est ce que symbolise avec élégance la fleur de lotus, dont l’ouverture exprime la présence du bonheur, d’une sérénité inébranlable.