On est là sur un film vraiment déconcertant et dérangeant, qui ne plaira sans doute pas à tout le monde. Mais c'est aussi le genre de film à aller voir à l'aveugle, sans trop en savoir dessus, pour découvrir progressivement l'ampleur de ce que veut montrer ce film [donc évitez de lire cette critique sans avoir vu le film]. Mis à part peut être savoir la toile de fond : le fait est que ce film est une nouvelle écriture d'un mythe de l'antiquité grecque, le mythe d'Iphigénie.


[Attention, j'écris ici une critique qui est très profondément empreinte d'analyse, par conséquent, je spoil allègrement tout.]


C'est une histoire de sacrifice, de vengeance, de châtiment, c'est l'idée centrale du film. Le péché de Steven est d'être responsable de la mort du père de Martin. Et ce personnage, qui est interprété magnifiquement par Barry Keoghan est une sorte de divinité vengeresse qui réclame une justice violente et stricte. Mais le personnage en lui-même, dans ses actions et son comportement, ne dénote pas vraiment cette idée. Nous y reviendrons.


Mais en fait, le péché de Steven, d'avoir été responsable de la mort d'un homme, n'est qu'un prétexte pour justifier le châtiment divin qui s'abat sur lui et sa famille. En effet, observons de plus près la vie de ce chirurgien et de sa famille : Marié depuis plus de quinze ans, deux enfants, un garçon et une fille, un chien, une grande maison spacieuse, une importante réussite sociale et financière, aucun problème d'argent (ils peuvent se permettre d'acheter un piano presque sur un coup de tête sans le moindre problème), des enfants qui semblent destiner à suivre une réussite similaire, en bref, une famille parfaite. Et ces gens semblent complètement dénués de vie et de passions. Toute est morne et triste chez eux, peu de distractions, une routine écrasante, des conversations plates et vide d’intérêts. C'est renforcé par le jeu d'acteur de toute cette famille, un Colin Farrell presque robotique dans sa façon de s'exprimer, une Nicole Kidman dans le même ton, et pour les deux enfants c'est pareil : des regards vides, des conversations sans but, pas d'émotions. Le vide dans cette maison est tel que même quand il s'agit d'acte sexuel, le jeu du couple consiste tout simplement à ce que l'un deux ne fasse rien. Littéralement rien, reste immobile, pendant que l'autre fait le reste. Et c'est là en réalité le véritable péché : obnubilés par leur bourgeoisie et leur petite vie parfaite sans le moindre soucis, ils en sont presque complètement déshumanisés. Steven boit avant d'opérer, l'un de ses patients meurt. Aucune culpabilité, il se convainc que ce n'était pas de sa faute, seulement celle de l'anesthésiste. Ce qui se révélera être faux.


C'est là qu'intervient Martin, qui vient briser absolument tout. C'est un personnage très ambivalent, très interessant à observer et analyser. L'acteur crève véritablement l'écran, mais au delà de ça, son personnage semble avoir deux facettes qu'il dévoile au long du film. Au premier abord, il semble être un adolescent assez perturbé, qui s'exprime d'une manière étrange, parle de choses parfois peu cohérente, il est très gentil avec tout le monde. Sa relation avec Steven est très ambiguë, on ne la comprends pas bien mais c'est volontaire, ça marque une distance du personnage par rapport au reste des personnages principaux. Il est a priori le principal antagoniste du film, mais son jeu d'adolescent naïf et perdu le rend paradoxalement plus humain que les autres. Plus le film avance, plus on réalise que Martin est une sorte d'ange vengeur venu du ciel, plusieurs scènes, techniques de mise en scènes le mettent en valeur comme tel, avec des contre-plongées sur lui par exemple.


Le châtiment qu'apporte Martin est en quelque sorte là pour faire redescendre cette famille de ce piédestal sur lequel ils se sont eux-même installés, les punir de leur orgueil, les faire inexorablement chuter (d’ailleurs on ne comptera pas le nombre de fois ou les personnages tombent, surtout les enfants, ou sont près du sol) et détruire le confort de cette famille. Le chaos va progressivement s'installer : les enfants tombent malade, il y a de grandes tensions dans le couple, et là où les différents endroits où se situaient les personnages au début du film sont des endroits très lumineux, avec des lumières naturelles fortes, très vives, peu à peu il y aura beaucoup de jeux de clair-obscurs pour finir par avoir certaines scènes dans le noir quasi-complet. Tout le monde est un peu acteur de ce chaos, Martin observe seulement en attendant de voir s'il recevra ce qu'il demande ou si tout le monde va mourir, mais en fait il n'agit plus vraiment dans la deuxième partie du film. Steven devient irrationnel en essayant de forcer ses enfants paralysés à tenir debout ou à manger ; Anna cherche à comprendre tout ce qu'il se passe, à découvrir la vérité sur les actions de son mari, et elle est prête à tout. Concernant les enfants, si Bob ne fait pas grand chose, il se contente de subir, et sera le martyr à la fin du film, Kim, elle, participe à ce chaos ambiant en se rapprochant de Martin. Elle semble fascinée, hypnotisée par lui. Elle est chanteuse, au début du film, elle ne chante devant son père que des plates vocalises, alors qu'avec Martin, elle chante pour lui une véritable chanson, et l'interprétation semble émotive et vivante ; cela montre bien qu'elle va se détacher de la famille pour être proche de Martin, elle sortira avec lui tard le soir, etc. Néanmoins, Martin ne fait rien de particulier pour l'attirer, même quand celle-ci se déshabille devant lui, il se contente de partir, ce qui est très interessant, puisque ça montre bien que Martin est un être fascinant et qui se détache de tout ce que la jeune fille bourgeoise et formatée a pu voir. Cela va marquer un changement dans sa vie. À un moment du film, elle est tout de même prête à se sacrifier pour sauver sa famille, ce qui montre qu'elle y reste attachée, mais aussi qu'elle veut apaiser Martin.


Le film dispose d'une ambiance tout à fait particulière également. Déjà, il est impossible de ranger ce film dans un genre, certains y verront un film d'horreur, d'autres un thriller psychologiques, et d'autres encore une comédie satirique. Tous ces éléments se retrouvent en fait dans cet même oeuvre, et chacun réagit différemment à certaines scènes. La scène où, par exemple, Steven essaie de mettre debout Bob, et de le faire marcher, il tombe, mais Steven continue d'essayer de le faire tenir debout. Et juste après, le père lui raconte calmement qu'il a commencé la masturbation à douze ans et qu'un jour il a branlé son père. Cette scène n'apporte rien, elle sort de nul part, et les réactions du spectateur face à ça peuvent être variées. Et le film fourmille de petits détails de ce style, la scène avec la mère de Martin qui veut désespérément coucher avec Steven, quand Martin boit un verre de [probablement du Coca mais peu importe] et qu'on peut entendre très distinctement ses bruits de déglutitions, etc. Il y a une impression de malaise général, mais en réalité, cette scène étrange sont là comme pour faire contraste avec des scènes plus horrifiques, et les rendre plus marquantes. La bande-son du film fonctionne très bien à cet effet là, avec une ouverture et fermeture du film sur de la musique orchestrale violente et des chœurs, mais aussi des sons très strident, des bruits lourds et brusques. Il y a aussi les mouvements de caméra, deux reviennent très souvent dans le film : Les zooms/dé-zooms, qui donnent une impression très étrange, comme quelque chose qui plane constamment, et aussi les travelling qui suivent un personnage marcher dans un long couloir, ce qui est très kubrickien, et qui est dans la même optique, quelque chose qui suit constamment les personnage, une tragédie qui va inéluctablement s'abattre.


En conclusion, The Killing of a Sacred Deer est un film très déroutant, avec probablement plusieurs niveaux de lectures, et il est très interessant à voir ne serait-ce que pour observer les différentes réactions que peuvent avoir les spectateurs face au film. Le tout est assez métaphorique, et on ne comprend pas tout au premier visionnage, c'est évident, mais il est très agréable à regarder, une mise en scène et une bande son impeccable, et des acteurs qui jouent tous dans une justesse parfaite.

Vicomte_de_Sperare
9

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le 8 nov. 2017

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Dysentra  Red

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