Tais-toi
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le 3 janv. 2024
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Avec Moi, capitaine, Matteo Garrone a-t-il rendu les armes qui firent autrefois la singularité de son cinéma ? A-t-il véritablement abandonné toutes audaces et velléités artistiques pour se vautrer ainsi dans le consensuel insipide et sa promesse de succès facile ? Si on ne peut préjuger de ce que sera son avenir cinématographique, force est de constater que son traitement de la thématique des migrants est un naufrage total, un pensum bien-pensant pour le moins indigeste.
De manière certes parfois inégale, Matteo Garrone nous a montrés par le passé qu’il était capable d’explorer des thématiques sociales par une réappropriation toute personnelle de codes cinématographiques bien ancrés dans l’imaginaire collectif. On pense ainsi à la manipulation des classes populaires par la mafia dans Gomorra, au déterminisme social de Dogman, ou encore à l’illusion d’une ascension sociale permise par la téléréalité dans Reality... Il n’est donc pas étonnant de le voir s’intéresser aux anonymes venants s’échouer en masse sur les côtes siciliennes, cherchant surtout à humaniser une question soulevée bien souvent par de simples statistiques : « Avant de réaliser ce film, je connaissais, par le prisme des médias, les péripéties et atrocités subies par les migrants au cours de leurs longs voyages. Cependant, ces images concernaient quasi exclusivement la dernière partie du périple : des embarcations retournées en pleine mer, des cadavres flottants, des migrants désespérés implorant de l’aide, l’habituel décompte des morts et des vivants. Je m’étais malheureusement habitué à n’y voir que des chiffres, et non plus des êtres humains ».
Adossé à ses bonnes intentions, Moi, capitaine cherche donc à nous sensibiliser au drame humain des migrants par le renversement des points de vue habituels : ce n’est plus la vision occidentale qui prime, et son lot de clichés entretenus par les médias, mais celle des principaux concernés qui viennent nous exposer leur histoire, leur vérité. On s’intéresse ainsi bien plus à la dangerosité du périple (traversée éreintante du Sahara, racket, tortures, trafic d’êtres humains…) qu’au devenir de ces individus après leur arrivée sur les côtes italiennes. Un parti pris restrictif, certes, mais qui peut s’entendre à partir du moment où la démarche se dote d’une certaine consistance réflexive, d’une véritable épaisseur cinématographique. Seulement, ici, tout cela restera bien trop sommaire pour convaincre véritablement : pas d’approfondissement des enjeux et des personnages, pas de véritable questionnement ou de mise en perspective, Garrone se contente de mettre en images son « histoire vraie », d’illustrer une intrigue impersonnelle et consensuelle en la saupoudrant d’angélisme et d’effets tires-larmes. Les bonnes intentions, en effet, ne suffisent pas toujours à faire de bons films...
Si l’humanisme du cinéaste perce à travers le film (avec notamment cette attention portée à la solidarité entre migrants), son approche du drame semble bien plus hasardeuse. Son désir de faire du « beau », avec ces vues nocturnes délicatement bleutées, ces plans aériens très « National Geographic », finit par desservir sa démarche en atténuant et dévitalisant des images qui devraient exprimer à elles seules la tragédie des sans-voix. Une tragédie que les différentes péripéties peinent également à entretenir, alors qu’elles sont censées illustrer les pires dangers ou sévices : si la torture en Libye est esquissée avec une retenue bienvenue, le tragique est vite entravé avec ces péripéties improbables non dénuées de guimauve (l’échappée de la prison libyenne, les retrouvailles des deux cousins...), ainsi qu’avec ces séquences oniriques à la poésie forcée et un peu ridicule (comme cette scène où une femme décédée dans le désert en vient à poursuivre son périple en flottant dans les airs) qui amènent le film maladroitement sur le chemin du conte...
Le parti pris initial, qui consistait à mettre à distance le réel italien et le devenir des migrants en ces lieux, gêne considérablement un cinéaste qui semble hésiter sur la bonne approche à adopter, faisant du documentaire sans en faire vraiment, empruntant sporadiquement les voies du conte sans que l’on sache véritablement pourquoi.... en découle un film didactique sans grande envergure, se contentant d’illustrer joliment ses bonnes intentions, sans que le drame humain puisse s’enrichir de problématiques, de conflits, de contradictions ou de dilemmes. Hormis peut-être le passage dans les geôles libyennes, le film suit un tracé consensuel dans lequel le tragique s’anesthésie ou se repousse en arrière-plan. Bien décevant, tout ça, à l’instar de cet happy-end peu convaincant qui fait mine d’occulter ce que l’on sait tous (le futur dramatique des migrants), pour mieux forcer les traits de l’espoir et une possible consécration pour son auteur...
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le 4 janv. 2024
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