Moloch
7.3
Moloch

Film de Alexandre Sokourov (1999)

« La chose la plus fragile au monde, c'est la beauté », dit Hitler lorsqu’il quitte Eva Braun à la fin de Moloch. Avant d’ajouter : « Mais qu'est-ce qui peut se mesurer à la force de la beauté ?». Rien, pourrait lui rétorquer Sokourov, si ce n’est la dénonciation de l’horreur.


Le sujet de Moloch est assez inédit, tient à la fois du génie et de la folie du réalisateur russe : mettre en scène un jour de la vie d’Adolf Hitler durant la seconde guerre mondiale. Là où tous les autres films portant sur le sujet prenaient le parti pris de se mettre soit du côté des Alliés, soit du côté des opprimés et des victimes des camps. Sokourov lui décide de montrer l’envers de la guerre dans ce qu’elle a de plus trivial et de plus atroce. Son travail, d’ailleurs, s’oppose aux prérequis du cinéma actuel : l’esthétisme, le soin apporté aux formes et aux lumières, fascine et éreinte en même. Le beau ne sert qu’à mettre en lumière la folie et l’ignominie.


Un mélange de beauté et d’horreur qui imprègne l’écran dès les premières minutes, le film s’ouvrant sur Eva Braun, la compagne d’Hitler, durant les dernières années de sa vie. Personnage énigmatique, à la fois femme-enfant chargée d’innocence et femme sûre de son destin, elle symbolise à merveille l’étrange malaise dans lequel va baigner le reste du film. A la suite du Führer, les personnages se suivent, Goebbels en tête. Personnages fantoches, ressemblant à des pantins sans vie, incapables de pensée et totalement soumis à la volonté du maître. Nul besoin de peindre ces sinistres en psychopathes fascinants : ce serait leur donner trop de lustre. Sokourov choisit de décrire le Mal de façon « terre-à-terre », dans la plénitude de sa banalité quotidienne : des monstres en vacances comme tout le monde, agissant comme tout le monde, des monstres appartenant à notre monde !


La bonne idée, pour ce faire, sera de placer les différents protagonistes dans cette forteresse perchée au-delà des nuages, hors de tout contexte historique, hors de tous repères spatio-temporels. Sokourov éclipse ainsi toute l'horreur des événements militaires de l'époque pour se consacrer exclusivement à l'étude des liens qui unissaient Hitler et son entourage. L’observation attentive de ces êtres, dans ce qui relève de l’anodin ou de la vie quotidienne, peut éventuellement éclairer des psychologies particulières ou expliquer l’inexplicable, comme l’absurdité d’une telle guerre. En tout cas, en isolant ainsi ses personnages, il tend à les démythifier, à les voir comme des individus et non comme des monstres ou des figures d’un pouvoir maléfique.


Suivant le chemin tracé avant lui par Eisenstein et Tarkovski, Sokourov porte une vénération entière à la force évocatrice de l’image, au détriment parfois de la vraisemblance ou de la psychologie des personnages. Son esthétisme, ainsi, cherche moins à refléter la réalité qu’à imager la psychose qu’Hitler avait provoqué chez son peuple (la brume qui s’étend, la pénombre qui enveloppe, etc.). Ainsi, le portrait qu’il dresse du Führer sera toujours propice à la réflexivité, cherchant à interpeller son spectateur à travers le décalage qui se crée entre le mythe et la réalité, entre la figure fantasmatique et sa représentation filmique.


On s’en rend compte notamment lors de cette séquence incroyable où le Führer, en caleçons dans sa salle de bain, se livre à un monologue délirant et hargneux. Le plan est large, Hitler apparaît ici sous les traits d'un bouffon halluciné. Toute la dichotomie de Moloch se retrouve dans ce contraste des caractères ainsi que dans l'opposition du gros plan au plan large. Les gros plans du dictateur sont effrayants, ils symbolisent le mal (le démon aux moustaches) ; les plans larges, quant à eux, nous dévoilent les faiblesses d'un être humain déchiré par une dualité surprenante (colères, lamentations). Par cette métaphore, Sokourov semble vouloir dire qu'il faut parfois prendre du recul pour bien voir, pour réaliser toute l'ampleur d'une situation. En démythifiant ses personnages de telle façon, il s'attaque à la perception que l'on se fait du pouvoir.


"Accepter de percevoir la nature humaine d'Hitler est la condition indispensable sans laquelle nous ne comprendrons jamais le nazisme, nous ne décèlerons jamais à l'avance la monstruosité potentielle de ceux qui ambitionnent l'obtention d'un pouvoir politique. Le mythe d'Hitler, qui le représente sous les traits d'un diable maléfique, un criminel incompréhensible, constitue depuis longtemps un obstacle à cette compréhension”. Avec Moloch, Sokourov signe un film perturbant et peu commode à appréhender, mais qui s’avère essentiel dans sa dénonciation des doctrines prônant la mort plutôt que la vie, dans le rappel qui nous est fait qu’Hitler et les siens ressemblaient moins à des démons qu’au commun des mortels.

Procol-Harum
8
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le 12 nov. 2021

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