Darren Aronofsky est connu pour ses thrillers psychologiques dérangeants et l’ambiance suffocante qu’il parvient à créer dans chacun de ses films, à l’instar de Requiem for a dream, ou Black Swan. Mother! est l’un d’eux, et il ne laisse pas indemne.


Il était une fois un couple : lui écrivain, elle femme au foyer. Ils habitent dans une maison aux allures de palace, recluse dans une prairie au milieu de la forêt. Cette maison, c’est celle du mari qui a été ravagée par un incendie, et que les mains de sa femme se sont employées à faire renaître de ses cendres. Le coeur de la maison, c’est un cristal mystérieux disposé sur une étagère du bureau de Monsieur, seule possession que le feu a épargné. Malgré le syndrôme de la page blanche dont est atteint le mari, le couple semble filer un amour tranquille. Mais soudain débarque un énigmatique docteur rejoint par sa femme, qui vont faire voler en éclat ce fragile équilibre, en emportant au passage toute idée que l’on s’était faite du scénario.


Darren Aronofsky nous tient en haleine tout au long de ce huis-clos immersif, et cela grâce à des choix cinématographiques stratégiques.
La caméra avance grâce à plans serrés sur le visage de la mère, dans lequel les yeux du spectateur se plantent du début à la fin. Les émotions qui le traversent sont aussi lisibles que les pensées et sentiments contradictoires qui habitent notre protagoniste. Jennifer Lawrence modifie l’expression de ses traits avec une précision chirugicale et une palette de jeu très nuancée. Elle passe de l’angoisse qui tétanise, à la peur qui met sur le qui-vive, à la rage qui crispe tous les muscles, à l’amour inconditionnel qui écarquille les yeux et ouvre le visage. L’actrice est crédible dans le rôle de femme effacée, dévouée, attentionnée, et même si elle se laisse faire, elle n’est pas naïve : peu à peu on sent rougir au fond d’elle les braises d’une colère douce qui l’anime.
Lorsqu’elle n’est pas rivée sur la femme, la caméra filme Javier Bardem, le mari quelque peu impulsif, ou le couple d’ « invités » toujours en prenant soin d’insister sur la grandeur et la beauté de la maison au moyen de nombreux plans séquences immersifs. Ce qui revient à rappeler sans cesse l’amour du couple en ce que la maison refaite de A à Z en est la matérialisation. Ainsi, même lorsque la caméra quitte Jennifer Lawrence, les personnages sont toujours mis en perspective avec elle via son œuvre. Oeuvre que les invités ne se gênent pas de souiller. Saluons au passage la performance de Michelle Pfeiffer dans le rôle de la femme du docteur, manipulatrice glaciale qui cherche à peine à le cacher.
Les plans sont d’une intensité rare, et - surtout pour ceux de la deuxième partie du film - maltraitent le spectateur.
Par ailleurs aucune bande-son n’accompagne le film. Seuls les bruits de la maison et les souffles rythment les scènes, et l’on y est extrêmement attentif. On s’identifie donc à la protagoniste aussi par une immersion crue dans sa perception sonore, qui n’est ni amplifiée, ni embellie.


L’immersion est très réussie : l’atmosphère angoissante et suffocante gagne en ampleur à chaque minute, si bien qu’à la moitié du film on se demande comment le réalisateur pourrait faire plus. Et pourtant, l’intensité continue de grimper jusqu’à un climax extrêmement éprouvant. Pari réussi. Oui, mais à quel prix ? Celui d’un film qui part dans tous les sens et se fourvoie dans des tourbillons scénaristiques auquel on ne comprend pas grand-chose. 

Parlons donc des dénouements.
Le film est séparé en deux parties. D’abord, il y a l’arrivée du docteur et de sa femme dans le petit couple à l’amour certes fade et déséquilibré, mais tranquille. Ces deux êtres malsains font valser le peu de cohésion du couple et en profitent pour s’installer, à la manière de parasites. Ils prennent de plus en plus leurs aises et troublent l’intimité du couple, jusqu’à un summum à envrion un tiers du film. Ce summum, c’est l’arrivée de leurs deux enfants qui se disputent à propos du testament du père mourant qui avantage l’un des deux garçons. Cela jusqu’à l’assassinat d’un frère par l’autre, auquel assiste sidéré le personnage de Jennifer Lawrence. S’en suit une veillée funèbre que le mari hôte se propose de tenir dans sa maison, dont l’intégrité en prend évidemment un coup après que tous les invités font littéralement comme chez eux. On a même une impression d’absurde camusien par moments - qui se manifestera aussi dans la deuxième partie -, notamment lorsque certains d’entre eux se mettent à repeindre la maison « pour aider ». Après cet épisode toxique, le couple du docteur se replie finalement. Cette accalmie permet au couple protagoniste de conçevoir un enfant, et au mari de retrouver l’inspiration, qu’il concrétise en un livre à très gros succès. Quelques journalistes sonnent alors pour lui poser des questions. Et on arrive dans la deuxième partie du film où le scénario prend une tournure inattendue.
Les quelques journalistes se transforment bientôt en milliers de fanatiques qui veulent un mot, une marque de l’écrivain devenu prophète. Certaines pièces de la maison se transforment en lieux de prières, de rites religieux. On passe de la mise en scène de l’ésotérisme à celle d’une manifestation d’étudiants qui se battent contre des policiers, puis on arrive carrément sur un film de guerre, où les balles sifflent et menacent d’atteindre Jennifer Lawrence et son ventre arrondi, en passant par une scène de cannibalisme. L’éditrice devient bourreau et éxécute de sang froid des manifestants, avant de vouloir s’en prendre à la femme enceinte. Tout cela sur fond cacophonique d’admiration béate pour le grand Javier Bardem qui n’en est que trop heureux.


Bien-sûr, la mise en scène de ces différents genres est excellente, ne serait-ce que par l’impression de fouillis savant qui en émerge ou par la photographie qui crée une atmosphère mélangeant onirisme et réalisme cru. Les couleurs et la lumière sont brillament choisies : tantôt pâles et claires pour exprimer la candeur et l’adoration, tantôt sombres et sans couleur pour traduire les horreurs de la guerre. Encore une fois les plans sont extrêmement marquants, voire traumatisants.
Mais pourquoi tant de crochets scénaristiques ? Pourquoi tant de genres ? On est tenté d’y voir une certaine prétention, surtout lorsque certaines répliques sont si pompeuses qu’elles en deviennent presque risibles. Oui mais voilà, Darren Aronofsky file la métaphore de la création, de l’humanité qui convole en croyances religieuses au lieu de respecter la nature mère qu’elle habite. Et le sujet est tellement sérieux, tellement grand, tellement métaphysique que ça lui donnerait tous les droits.


Ainsi les métaphores et allégories sont nombreuses, trop nombreuses, et donnent lieu à plusieurs interprétations.

L’allégorie de la création est assez évidente. Javier Bardem est Dieu, et sa maison créée par sa femme Mère Nature est une métaphore du jardin d’Eden. Le couple d’invités sont Adam et Eve, et en cassant le cristal que le Dieu Bardem leur avait interdit de toucher, ils croquent la pomme. Leurs enfants arrivent, Caïn tue Abel. L’évier qui casse pendant la veillée funèbre serait métaphore du déluge, le livre écrit serait l’un des Testaments de la Bible, et la scène de cannibalisme sur le nouveau-né ne serait qu’allégorie de l’Eucharistie du Christ.
Par ailleurs on peut deviner une dimension écologique dans les problématiques de dépossession et de spoliation transversales au film. Il y aurait alors dans le personnage de la mère une allégorie de la nature porteuse de vie. Elle bataille pour ne pas être dépossédée de sa maison - sa chair - par les humains qui la rouent de coups, et finit par s’immoler par le feu dans une explosion cataclysmique car tout est perdu, mais que la nature l’emporte quand même sur l’homme. Point de vue défaitiste certes, mais qui permet de donner une explication à l’une des dernières scènes : celle où la mère venant d’accoucher refuse de confier le nouveau-né à son mari car il veut le montrer à ses fanatiques. Gaïa refuse de donner son enfant à Dieu de peur que les humains ne le pervertissent ou ne lui fassent du mal. Doit-on y voir une opposition entre religions monothéistes et croyances animistes ?
L’enfant né serait symbole de l’humanité que se disputent le Dieu et la Mère Nature. Et les scènes de chaos de la fin du film seraient métaphores des dérives - notamment religieuses et idéologiques - qui maltraitent la nature mère, jusqu’au cannibalisme représentant les hommes qui mangent le fruit de ses entrailles.
On peut y voir aussi une critique de l’écrivain qui se sert de sa compagne, de son corps, son énergie, prétendumment comme d’une muse, mais qui se nourrit en réalité de son amour pour écrire un livre dont toute la réussite sera partagée exclusivement avec ses adorateurs. Il s’agirait donc d’une critique de la mégalomanie dans la création artistique.


Les symboles aussi sont nombreux. Il y a bien-sûr ce cristal mystérieux, presque magique : âme de la maison épargnée par le feu. Cette âme est en fait symbole de l’amour inconditionnel et du pardon final que lui concède sa femme, et permet à la maison de renaître une deuxième fois de ses cendres. Il y a aussi le coeur de la maison, symbole de l’amour que la future mère porte à son mari, auquel elle se reconnecte souvent via ses murs, mais qu’elle ne peut empêcher de nécroser peu à peu. La scène finale d’ailleurs, où Javier Bardem extrait le coeur du corps brûlé de Jennifer Lawrence témoigne par son aspect hyperbolique du jusqu’au-boutisme excessif qui constitue l’une des faiblesses du film.

Les scènes finales, par ailleurs, inscrivent le film dans un format cyclique, en répétant la même séquence que celle du début du film. Cycle de la création ? Cycle de la vie ? Cycle purgatoire ?
Les interprétations sont riches mais à force de vouloir faire passer trop de messages, le réalisateur s’éparpille et tombe dans la pédanterie.


Pour résumer, Mother! est un film qui marque et qui fait réflechir, une épopée cauchemardesque à travers plusieurs genres cinématographiques, qui prend la forme d’un huis-clos dense et immersif. Si la mise en scène, la gestion de l’intrigue et du suspense, le jeu d’acteur, la photographie et l’ambiance qui s’en dégage sont absolument excellents, Darren Aronofsky se perd à vouloir exploiter trop de métaphores et d’allégories. Rien que pour ses qualités et sa propension à marquer et faire réfléchir, le film vaut le détour. Les interprétations sont multiples et intéressantes mais le réalisateur fait preuve d’un jusqu’au-boutisme excessif qui donne un aspect prétentieux au film et à la façon dont sont traitées les questionnements métaphysiques. Mother! est difficile à appréhender, et il est difficile de s’en faire un avis. Entre génie et éparpillement pédant la frontière est poreuse, et on a du mal à faire pencher la balance.

bayabaya
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le 24 mai 2021

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