Les enfants, les hommes, les amoureux, les vagabonds

Mud, c'est une fenêtre. Celle de la chambre d'un adolescent, Ellis, dans une maison flottante d'un bayou du Mississippi. Souvent il l'emprunte pour se dérober à ses parents, embarquer avec Neckbone, son meilleur ami, le long du fleuve. C'est une fenêtre vers l'ailleurs, vers l'aventure. C'est une aussi une porte de sortie pour Jeff Nichols, une ouverture sur le romanesque depuis la grisaille psychiatrique de Take Shelter. Les deux films n'ont rien à voir (tant mieux, à mon sens), et pas seulement: ils s'opposent tout à fait.

Mud, c'est aussi un homme, seul, vivant en ermite sur une île. Il porte une arme à feu à la ceinture, des tatouages qui respirent le danger. Il fascine Ellis, petite frappe en devenir, d'autant que Mud cherche à renouer avec l'amour. C'est le sentiment le plus noble, alors nécessairement, c'est celui que Mud exalte. Ellis le découvre juste. Encore pétri de sensiblerie, il est déçu par les filles, s'implique pour recoller les morceaux des autres, y compris de ses parents. L'amour est le liant le plus improbable de Mud, qui émerge entre deux virées en bateau et le sourire tordu et poseur de son héros éponyme, incarné, littéralement, par un Matthew McConaughey dont, au moins depuis Killer Joe, on a du mal à croire qu'il fût un temps catalogué "plus mauvais acteur d'Hollywood".

Mud, c'est un roman, un roman picaresque même, un hommage non pas au cinéma des adolescents voyageurs mais à la littérature de Mark Twain, Tom Sawyer et Huckleberry Finn en tête, qui respirait déjà en son temps le Mississippi et les échappées belles. Il y a bien là un classicisme parfois irritant qui vient poindre, mais toujours rattrapé par la fiction, par l'héroïsme. C'est le paradoxe de Mud, formellement si classique, et pourtant, des bateaux y sont perchés dans les arbres, les hommes survivent aux balles et aux morsures de serpents, les amantes se font tatouer des rossignols sur les mains, comme pour voler, et les méchants, tout de noirs vêtus, barbares, descendent armés chez une famille pour une dernière fusillade. On lira chez les mêmes que Mud est à la fois trop académique et pas assez crédible; et c'est bien l'oxymore qui définit le mieux le film, et qui en constitue le plus beau compliment.

Mud, enfin, c'est un constat sur l'Amérique. Le pays de la Destinée Manifeste, mû par un désir de romanesque irrépressible. Son père a beau répéter à Ellis que "la vie, c'est du travail", ou même que "les femmes, c'est du travail", comme un mantra à géométrie variable, rien n'y fait. Comme les héroïnes de Spring Breakers, qui se rêvaient gangsters dans un Sud de fantasme, Ellis et Neckbone se rêvent marins, Mud et Juniper amoureux. Et tous passent par la petite fenêtre ouverte, ouvrant des perspectives inattendues sur le monde, sur la mer, et sur le cinéma de Jeff Nichols, soudainement porteur d'aventures oubliées, au rythme des balayages évocateurs et délicats du fleuve Mississippi.
ClémentRL
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le 3 juin 2013

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