Naissance des pieuvres (avec analyse de séquence masquée) - Silence ça tourne

Très bon film sur l'adolescence et les problèmes de coeur, Naissance des pieuvres est le premier long métrage de Céline Sciamma qui possède une excellente maîtrise des silences et qui écrit de très beaux dialogues. Que dire de plus sans faire de spoiler ? Le thème est dure mais parfaitement maîtrisé et les actrices sont convaincantes. Céline Sciamma est une réalisatrice à suivre.


Lors de mon premier semestre de fac de cinéma, j'ai eu à faire l'analyse d'une séquence et j'ai choisit de porter mon attention sur ce film que j'aime beaucoup. Je publie donc cette analyse masquée, car elle est blindée de spoilers.


« Pression sociale »


I. Forcer ou refouler sa sexualité [44'29 ~ 46'24]


Les deux protagonistes réagissent différemment à la pression hétéronormée, de deux façons qui constituent toutes deux une entrave à l'expression de leur homosexualité.

Dans le cas de Floriane, elle refoule et ignore son homosexualité. Malgré un dégoût prononcé de l'acte sexuelle avec un homme, elle se force à vivre une relation « normale », c'est-à-dire hétérosexuelle. Mais surtout, elle se force à avoir une relation tout court. Elle passe pour « une vraie salope » aux yeux des autres et, même si cette réputation ne lui plaît pas, elle craint de perdre sa réputation qui fait d'elle un être social « normal ». Ainsi affiche-t-elle de l'assurance vis à vis de son corps, assurance au moins partiellement feinte. Quoi qu'il en soit, cela a pour conséquence de la rendre active dans la dynamique qui est existe dans sa relation avec Marie.
À l'opposé, cette dernière a pleinement conscience de son homosexualité mais est beaucoup moins à l'aise avec son corps. Pour elle, la pression sociale lui dicte inconsciemment que la sexualité ce n'est pas pour elle, son corps est encore trop juvénile (elle est frêle, sa poitrine n'est presque pas développée, …). Ainsi, elle souhaite partager son homosexualité avec Floriane (ce qui viendrait résoudre ses angoisses liée à sa relation avec François), mais ne peut s'exprimer clairement, à la fois parce que Floriane est dans une relation hétérosexuelle et à la fois parce que ce serait mal vu (pas seulement son homosexualité mais carrément sa sexualité de toute façon). Conséquemment, Marie adopte une attitude passive dans leur relation.


Plusieurs éléments de mise en scène viennent mettre en avant cette dynamique. Dès le début de cette séquence, on observe une Marie amorphe, affalée sur le sol de sa chambre (on relève le gros plan sur la tortue mais sa symbolique va plus loin que simplement l'attitude passive), quand entre en scène Floriane qui s'illustre en posant un baisé sur la vitre de la chambre, laissant la marque du rouge à lèvre, acte assez évocateur (et surtout, acte !).
Sur le plan suivant, les deux adolescentes sont allongées sur le ventre sur le lit de Marie, les pieds en l'air. Or on peut remarqué que Marie porte encore ses chaussures, à l'inverse de Floriane. Et l'une des possibles symboliques du pied est la symbolique phallique. Cette observation peut donc représenter leur attitude respectives actuelle à l'égard de leur sexualité. Floriane montre le phallique, elle vit une hétérosexualité. Marie masque le phallique, elle vit une homosexualité. Une autre interprétation (pas incompatible) est permise. On pourrait étendre la métaphore phallique à une métaphore plus large sur la sexualité. Dans ce cas, ce plan montre que Floriane embrasse sa sexualité (tout du moins c'est ce qu'elle affiche), et que Marie la masque.
Un élément me semble intéressant : c'est celle qui ne refoule pas son homosexualité qui finalement bride sa sexualité, et inversement, ce qui montre que s'accepter soit-même, accepter que l'on soit en dehors des normes, accepter sa sexualité « anormale », n'est pas synonyme de bien être, de la même manière que, principalement par les dialogues, Floriane nous fait comprendre qu'à l'inverse, tenter de rentrer à tout prix dans la norme n'est pas non plus synonyme de bonheur.
Deux derniers détails me paraissent pertinent à relever à propos de Marie. Premièrement, elle garde ses chaussures alors qu'elle est chez elle dans chambre. Ainsi, selon la première interprétation de la présence des chaussures, cela signifie qu'elle bride sa sexualité même seule chez elle, dans l'intimité de sa chambre. D'ailleurs, second détail que je relève, le fait qu'elle pousse la tortue. En effet, c'est assez facile d'imaginer que la tortue est une métaphore de passivité. Mais ici Céline Sciamma ne se contente pas de montrer un gros plan d'une tortue. Elle met en scène son personnage passif qui pousse la tortue, comme pour se dire à elle-même : « bouge-toi, arrête d'être passive ». Et c'est précisément ce qu'elle essaie de faire tout au long du film, avec beaucoup de peine.

II. Extraction [46'24 ~ 51'53]


Puisque c'est la pression sociale de leur environnement quotidien qui entrave l'expression de leur homosexualité, c'est donc qu'elle ne peut s'extérioriser qu'ailleurs. Or dans cette seconde partie de la séquence, les deux protagonistes vont s'extraire du monde réel et, peut-être tout à fait inconsciemment, tenter de créer une petite bulle de rêve dans laquelle elles seront libres.
Cette partie commence par un trajet en rer vers Paris (vraisemblablement). Elles quittent donc physiquement leur environnement habituel. Durant ce trajet, Floriane change de haut et Marie conserve les mêmes habits. On peut y comprendre que Marie n'a pas besoin de changer de peau, elle est déjà homosexuelle, son problème n'est pas de cet ordre. Au contraire, Floriane n'est pas homosexuelle dans leur monde. Ainsi, et aussi à cause de ce qui se passe par la suite, même si le déplacement et le changement de vêtement est scénaristiquement motivé par une quête du dépucelage hétérosexuel, y voir un changement d'identité semble tout de même pertinent.
Ensuite, on est directement plongé dans la boîte de nuit, inondée d'une lumière rouge. C'est un autre monde. Ce n'est pas encore leur nouveau monde, une endroit où elle sont libre, mais c'est un autre monde. Cette lumière rouge est importante pour signifier cela car dans ce film, on les voit toutes deux présentent à des fêtes, une au début et une à la fin. Or à chaque fois, les couleurs sont plutôt sombres et dans les teintes bleues, en particulier pour la fête de fin, couleur reliée à l'eau, élément très fortement relié à leur environnement quotidien, surtout pour Floriane. La musique également, peut être un indice dans cette direction, car on peut y sentir un style quelque peu onirique. Ici donc, la couleur est rouge. C'est un autre monde. Personne ne les connaît. Elle peuvent être libre.
Comme dit précédemment, ce qui motive ce périple est tout de même une quête de normalité hétérosexuelle pour Floriane. Et pourtant, que la voit-on faire en premier ici ? Se retourner vers Marie et la rejoindre pour l'inviter à danser. Elle fait avec elle ce qu'elle est censée faire avec un homme. Qui plus est, il s'agit de danse, acte que l'on peut voir comme une métaphore de l'acte sexuel. Je citerais ici et ici seulement un exemple extérieur non seulement au film mais même extérieur au cinéma : Dance me to the end of love, chanson de Leonard Cohen, qui parle de deux personnes en train de danser, et dont le texte est truffé de sous-entendus, de jeux de mots ou de métaphores sexuelles [quitte à écouter ce morceau, autant écouter la version de Madeleine Peyroux].
Et que se passe-t-il dans cette scène ? De son côté, Marie est tétanisée. Elle est parfaitement immobile et regarde ses souliers. Floriane, quant à elle, adopte une attitude tout à fait séductrice dans son jeu de danse. De plus, elle dénoue les cheveux de Marie, acte qui est à la fois un ersatz du déshabillage et la suppression d'une entrave (on aura pu relever à ce sujet dans la première partie la réplique « T'es bien les cheveux lâchés », dernière réplique de cette scène, dite par Floriane à Marie). Mais elle va plus loin. Le cadre se ressert, on ne voit plus que les deux protagonistes, ça y est, elle sont dans leur petite bulle de liberté. Floriane plante son regard dans celui de Marie (un doigt sous le menton) et vient lentement et progressivement approcher ses lèvres contre celles de Marie, jusqu'à les effleurer et assez certainement avec l'intention de ne pas couper son action. C'est à ce moment précis que l'on comprend avec certitude que non, elle n'a pas du mal avec les hommes juste parce que beaucoup de femmes ont de grandes craintes quant à leur première fois, mais bien parce qu'elle est homosexuelle (ou bisexuelle à la limite, mais on ne pourrait apporter une réponse à cette supposition). Car si jusqu'à présent elle adoptait une attitude active de façon surtout banale ou symbolique et souvent dans un cadre hétérosexuel, ici elle est effectivement et concrètement active dans son homosexualité. En effet, outre l'acte lui-même de baiser lesbien, ce geste peut être interprété comme étant une métaphore lesbienne à double titre. Premièrement, l'image de deux paires de lèvres collées l'une à l'autre évoque très clairement l'acte sexuel lesbien (c'est carrément le même mot!). Deuxièmement, pour embrasser il faut écarter le nez. Les nez sont gênants pour embrasser quelqu'un. Or le nez peut être vu comme une métaphore phallique. Donc embrasser peu être vu comme une métaphore anti-phallique ou d'absence de phallus.
Et cet élan est brisé par le monde extérieur. Floriane est littéralement happé par le hors-champ, scénaristiquement justifié par le geste d'un homme qui la tire à lui. Brutal retour à la réalité, le cadre s'élargit, Floriane se retourne et danse avec l'homme. C'est fini, la relation entre Marie et Floriane ne pourra plus jamais prendre le chemin de la relation amoureuse. Sur le plan suivant, Marie est seule, assise, regardant dans le vide et retenant ses larmes. Elle ne regarde pas Floriane quand celle-ci vient lui dire qu'elle « y va ». Ce retour à la normalité hétérosexuelle se poursuit à l'extérieur de la boîte de nuit (on notera les teintes sombres et en nuances de bleu). Dans cette scène, Marie va momentanément cesser d'être passive. Elle a été incapable d'être active pour embrasser Floriane, elle le sera pour l'extirper des griffes d'un « vieux mec ». Une fois cette action réussie, elles courent sur de la pelouse, loin de la boîte de nuit, le retour dans leur environnement social est amorcé. Elles sont joyeuse oui mais telles des amis et non des amantes, cette option a été anéantie.

III. Homosexualité aliénée [51'53 ~ 53'27]


Dans un premier temps, on a dans cette troisième partie, l'impression d'un simple retour à la normale. Cela s'exprime par le dialogue entre les deux jeunes femmes. Florianne dit « C'est pas très normal. » Elle a du mal à s'imaginer faire quelque chose de pas « normal », donc d'homosexuel. Cela correspond peu ou prou à la situation avant la boîte de nuit. Il en va de même pour Marie qui réplique « On s'en fout d'être normale. », affirmant son « anormalité », donc son homosexualité. Rien de très nouveau ici. Malheureusement, la scène se prolonge pour donner lieu à deux expressions homosexuelle aliénées ou déformées.
Le fait qu'elles aient manqué de très peu de vivre ensemble leur homosexualité fait qu'elles ne peuvent plus l'ignorer, surtout Floriane car Marie ne l'ignorait pas. Seulement, elles ne sont plus libres, elle ne sont plus dans un autre monde (on notera à nouveau les teintes bleues qui contrastent avec le rouge de la boîte de nuit). C'est là que Floriane exprime de façon très tordu son désir homosexuel à Marie : elle lui dit qu'elle voudrait que « ce soit elle la première ». On pourrait y voir une façon timide et maladroite de lui demander de faire l'amour. D'ailleurs le silence qui suit peut suggérer que c'est effectivement l'envie première de Floriane quand elle dit ça (bien que ce ne soit pas certain). Mais elle ajoute ensuite : « Que tu me débarrasses. ». La demande devient alors que Marie lui perce artificiellement l'hymen pour donner le change à Florian qui la croit dépucelée. Il s'agit donc là d'une façon détournée et aliénée d'avoir un simulacre de rapport homosexuel avec Marie.
Dans cette scène, c'est encore Floriane qui est active sur le terrain sexuel. Pendant qu'elle formule sa demande, le plan suit ses actes en se resserrant car elle s'approche de Marie en lui prenant la main (le resserrage débute sur un plan sur leurs mains). Lorsque Marie refuse, elle se contente de rentrer dans sa chambre et elle ne force Floriane à la lâcher qu'avec le mouvement de son corps. Elle ne dégage pas son bras des mains de Floriane avant de rentrer dans sa chambre, alors que Floriane maintiens quelque peu son emprise.
Enfin, c'est seulement une fois que Floriane a quitté les lieux, portant une fin absolument définitive à cette escapade lors de laquelle elles ont été libres et presque homosexuelles, que Marie montre enfin clairement son désir sexuel vis à vis de Floriane en embrassant la marque de rouge à lèvre laissée par Floriane au tout début de la séquence. La boucle est, tristement bouclée.
Lonard_Lylye
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le 2 mars 2014

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