Napoléon
5.1
Napoléon

Film de Ridley Scott (2023)

Il en est des personnages historiques comme des pièces de théâtre patrimoniales : à chaque fois qu’un metteur en scène s’y attaque, il se doit de livrer sa lecture, et prend soin, avec plus ou moins de finesse, de renouveler un matériau que tout le monde croit connaître, mais dont l’exploitation est en réalité inépuisable.

Il est évidemment parfaitement stérile de s’irriter que le Napoléon de Ridley Scott soit biaisé, et de traquer par le menu tous les petits arrangements avec l’Histoire. Il est en revanche plus légitime de s’interroger sur sa forme, son écriture et la pertinence avec laquelle il s’engouffre dans certains partis-pris, c’est-à-dire, en somme, de se demander s’il nous livre ici le grand et beau film qu’il s’était engagé à réaliser.

Pour ce qui est du grand film, on ne pourra pas juger sur pièce, et c’est là le premier gros écueil que cette stratégie visant à nous offrir une version pour les salles apparemment amputée d’une bonne heure et demie. Les 2h40 qui en résultent proposent une sorte de bout-à-bout dénué de liant, stérilisant de fait tout ce qui devait faire le sel d’un récit retraçant une irrésistible ascension dégénérant vers une fuite en avant mégalomane. Rien, dans ce Napoléon, ne s’inscrit dans la durée, ne se nourrit d’une ligne de force, et ne parvient à construire le souffle légitimement attendu pour un tel sujet. Pari risqué que de vendre cette version comme le préambule au grand-œuvre diffusé plus tard sur une Apple TV+, et paradoxe supplémentaire dans cette ère de grand questionnement sur la cohabitation entre les salles et les plateformes : nous présenter, sur grand écran, la bande-annonce d’une œuvre grandiose qu’il faudra regarder dans son salon.

Certes, le souffle épique sera au rendez-vous dans quelques séquences, de la bataille d’Austerlitz dont on imagine ici une variation sur glace esthétiquement réussie, à celle de Waterloo qui prend enfin le temps de s’inscrire sur la durée. Après des recours assez désastreux à la CGI (L’attaque du fort de Toulon, d’une grande laideur), Scott gère les foules, le rythme et le fracas de la mêlée et renoue avec sa maîtrise d’un cinéma à l’ancienne.

Mais ces morceaux de bravoure semblent presque faire figure de récompense pour le spectateur qui devra au préalable se farcir tout un traitement supposément insolent de la figure historique. N’est pas Forman qui veut : en marchant sur les pas d’Amadeus, Scott (et son scénariste David Scarpa dont on constate avec étonnement la mise en valeur sur les affiches) tente un portrait intime qui pourrait désacraliser le mythe. Présenter Bonaparte en éjaculateur précoce, veule, lâche et borné sur lequel les pigeons fientent n’est pas inintéressant, d’autant que le regard cynique se porte en réalité sur l’ensemble des Français, des Révolutionnaires aux militaires en passant par un peuple avide de décapitations et de divertissement à bon marché.

Le problème, c’est qu’associé à une trajectoire segmentée en best-of, on essore encore davantage la figure. Grandeur des événement, bassesse de la personne : il fallait logiquement une troisième voie pour justifier qu’il ait pu à ce point marquer l’Histoire. Certes, quelques incursions dans sa vie amoureuse, largement et assez poussivement mise en avant, permettront d’humaniser le bonhomme – mais là aussi, souvenons-nous du couple tel qu’il était évoqué dans le Larry Flynt du même Forman pour constater à quel point Scott reste au ras du plancher.

Napoléon, du seul fait de sa présence dans la mémoire collective, était un être à part, et, de l’aveu général, un génie tacticien. Un biopic peut certes aller creuser derrière la légende, mais quel intérêt de ne pas faire cohabiter cette dernière avec les zones d’ombre de l’individu ? Cette complexité ne se retrouve que dans la direction artistique, qui multiplie les tableaux froids et joue sur des esthétiques assez contradictoires, à l’image de cette apparition de Joséphine qui combine le cadre d’un Barry Lyndon avec le look 80’s à la Pris de Blade Runner. Mais dès que les personnages reprennent la parole, le discours au forceps reprend ses droits, pour une accumulation de mimiques sur une alternance entre larmes et éclats de rire sardoniques face à la gravité des événements.

Le cinéma n’est pas un cours d’Histoire : à lui la liberté d’investiguer, de symboliser, de désacraliser pour s’interroger sur la complexité humaine. Scott lorgnait vers l’ampleur d’une destinée hors norme ; mais à trop vouloir jouer la carte d’un regard à contre-courant, à considérer que la brièveté sera le gage de l’efficacité, son film nous rote un petit tweet au souffle court.

Sergent_Pepper
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le 26 nov. 2023

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