L'héritage de Fiodor Dostoievsky et de Satyajit Ray

Adaptation de la nouvelle La Douce de Dostoievsky (que je n'ai pas encore eu l'occasion de lire), déjà transposée à l'écran par Robert Bresson des années auparavant (Une femme douce), voici sorti de l'oubli un film d'une splendide beauté. Si l'on est un tant soit peu familier de l'univers du grand maître Satyajit Ray, on ne sera pas totalement décontenancé face à cette brumeuse élégie offerte au public occidental. La femme y demeure le personnage pivot autour duquel tournent des hommes hirsutes et inconsequents qui ne peuvent admettre leurs torts, sauf à s'aviliser davantage aux yeux d'une société indienne notoirement patriarcale.

Ayant lu le Lolita de Nabokov et vu son adaptation par Stanley Kubrick, je ne peux m'empêcher de penser que Mani Kaul s'y référe plus ou moins implicitement et consciemment au dela de l'héritage évident de son mentor. Comme chez l'auteur russo américain, l'interdit moral est bravé pour assouvir le désir transgressif d'un amour juvénil. Pareillement l'ingenue dont il est ici question se révélera bien plus maligne qu'elle ne le laissait transparaître de prime abord. La mère de l'enfant est ici remplacée par une tante, et celle ci éprouve moins le besoin de séduire de sa devancière que de trouver sa place au sein d'un giron petit bourgeois affranchi des conventions de l'époque. Comparaison n'est pas raison, et sans doute que l'exercice n'est pas le plus bel hommage que l'on puisse rendre à cet écrin mélancolique, mais il n'empêche que la litanie que je viens d'effectuer n'est pas exhaustive et pourrait sans doute continuer un tant soit peu.

La mise en scène n'est absolument pas étrangère au charme fugace que dégage le film. Le son est volontairement désynchronise car l'intention première est de faire ressentir l'atmosphère éthérée, plus que de l'incarner par des dialogues trop explicatifs. Les cadres l'expriment tout aussi bien, puisqu'ils sont souvent destructurés et n'envisagent les plans nécessaires que comme des anathèmes de ce que vivent et expriment les personnages. Ils sont comme enfermés dans des structures rigides qui participent à l'incertitude des situations. Et puisqu'il s'agit plus d'un songe que d'une linéarité narrative classique, comment ne pas évoquer l'influence majeure de la dramatique théâtrale dans ces échanges plus prosaïquement philosophiques, au détriment du réalisme que pourrait réclamer ce genre d'exploration sociétale. Des entrées et des sorties de plans comme autant de portes qui se dérobent au fur et à mesure que les protagonistes évoluent dans cette relation. Ceci renforcé par une omniprésence (omniscience) de la musique traditionnelle héritée de la culture brahmane qui acte les temps forts autant que faibles de ces héros tourmentés.

Il pourrait également être judicieux d'évoquer le traumatisme toujours aussi vif du lourd legs de l'empire colonial britannique, ainsi que quelques clés d'analyses supplémentaires pour être le plus précis possible. Peut-être le ferais je plus tard si j'ai suffisamment le temps et l'énergie pour les aborder. En attendant cette éventualité, j'espère vous avoir donné l'envie de vous plonger corps et âme dans l'œuvre de cet esthète indien qu'est Mani Kaul.

Sabri_Collignon
8
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le 11 mars 2023

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