Il ne boit plus… (au moins une fois qu’il a décidé de partir vers la montagne et de chevaucher son beau vélo ; avant on le voit essorer un cubitainer de vin rosé, le pressurer pour n’en pas perdre une goutte, irrésistible. Plus tard, il n’hésitera à boire l’eau javellisée d’une piscine, c’est dire. Irrésistible à nouveau. Quant à plus tard …)

Il ne fume plus (pareil – ou pire, à voir les efforts qu’il fait pour ne pas réussir à allumer sa cigarette)

Il ne baise plus (cette fois aucun doute – à voir son visage jauni, son regard hagard, sa chevelure de clochard céleste – et un mystère : comment a-t-on pu en arriver à ce masque de gargouille, quand on regarde, par exemple, le visage posé sur la couverture des Particules élémentaires ?)

Mais il cause.
De longs monologues déprimés, plus que déprimés, mais étonnamment sereins. En voix off.

Et il tourne.
En réalité la rencontre entre le grand dépressif et les garnements du Groland et de Canal n‘avait rien d’improbable. Cette rencontre a eu lieu, on ne s’en serait pas douté, à l’occasion d’une beuverie, comme le souligne OVBC dans son excellente critique.

http://www.senscritique.com/film/Near_Death_Experience/critique/38465215

On peut ne pas adhérer à l’expérience, voire penser imposture – « ils ont trouvé l’outil, ils ont fait un peu n’importe quoi autour de Houellebecq, foutage de gueule … » martèle quelqu’un que j’apprécie beaucoup.

Et puis les fameux monologues, sur la famille, sur le travail, sur la vie, sur la mort … ne sont pas forcément d’une originalité folle, peuvent même tourner, à maintes reprises au très banal, voire au très naïf. Cela dit, Kervern et Delépine ont aussi su trouver, dans leurs textes, des éléments très caractéristiques de la dérision propre à Houellebecq – l’art de casser une grande tirade, sur des grands thèmes, sur la vie, la mort, la famille … par une phrase plus que décalée, triviale, qui réussit à tout anéantir. « J’ai consulté des sites pornographiques pendant qu’on te retirait ton fibrome » …

Et puis l’idée du départ vers les lointains et vers les cimes, quand on n’en peut plus, n’est pas non plus tout à fait originale. De Jeremiah Johnson (dont la force tient au fait qu’on n’a aucune explication à la fuite, Houellebecq par contre explique et explique) à Into the wild, c’est même un thème hyper classique, bien avant la naissance du cinéma. Ainsi de Baudelaire, sous le signe de qui le film s’ouvre et et se ferme, et de son éloge de la fuite – « O mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre » …

En fait ce n’est pas à toutes ces références que j’ai songé (en réalité après la suggestion d’un proche) – mais très curieusement à Nietzsche et à Zarathoustra. Nietzsche, constamment soumis à des dépressions graves, aux variations incontrôlables de ses « états valétudinaires », fuyant vers les sommets quand la santé et la dépression tournaient à l’effondrement. A Sils maria, « 6000 pieds au-dessus des hommes ».

Et tout le début de Zarathoustra ne dit pas autre chose – quand ce dernier, comme Paul / Houellebecq dans le film interpelle le soleil.
Ainsi dans Zarathoustra : « quel serait ton bonheur, ô grand astre, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires.?»
Et jusque à la décision de revenir parmi les hommes, une fois revigoré par cette expérience des sommets : « Je dois disparaître comme toi, me coucher, disent les hommes vers qui je veux (re) descendre. »

Il y a de fait, quelques éléments presque dionysiaques, dans « Near death experience » :
• de très belles images (mais très peu en fait) sur des immensités (avec la tache incongrue du maillot rouge de chez Bic), de couchants, de lumières de la ville à distance, comme des lucioles,
• des essais de fusion (mais au-delà de l’ironie) avec le sol, avec la pierre, avec les arbres,
• et surtout cette danse déchaînée , explosant sur fond de Black Sabbath,

Une poésie, sereine, constante,

Mais constamment ironique,

Mais totalement désespérée.

Car l’image, définitivement, est très délibérément laide, presque tout le temps.
Car le visage de Houellebecq est définitivement torturé – jusque dans son surjeu, sa lippe, sa lèvre inférieure qui constamment ressort, comme une vieille grenouille ou comme la bouche cotonneuse de Marlon Brando dans le Parrain..

Car si le personnage décide finalement de redescendre, c’est absolument sans espoir. Il n’y a rien à tirer non plus du soleil, de la lune, des pierres, des arbres, de la montagne. C’est dit avec un humour jaune qui conviendrait très bien à Houellebecq écrivain – si l’homme a inventé le lit, c’est précisément pour ne plus souffrir en dormant par terre.

Désespoir absolu. On est loin de Nietzsche en fait.

L’interprétation sidérante de Houellebecq (le plus étonnant restant, à l’évidence, son évolution physique presque stressante, incluant aussi son costume insolite, son ensemble de cycliste et ses mollets de coq) amplifie évidemment, et dans des proportions considérables, le scénario de Kervern et de Delépine – et en amplifie non seulement les éclats mais même les limites déjà soulignées.

J’ai la certitude intime que Houellebecq n’écrira plus jamais. En tout cas rien d’envergure. Que du reste, depuis les Particules élémentaires (où l’investissement personnel était énorme), toute son œuvre n’est plus qu’un long déclin, ponctué de quelques intuitions, de quelques trouvailles souvent cyniques mais qui ne suffisent jamais à composer une œuvre cohérente (pas plus la Possibilité d’une île que la carte et le territoire où il installe même sa propre mort, sans parler de Plateforme), que la dépression l’a emportée sur le peu d’énergie subsistant. Qu’il n’y aura plus guère que quelques manifestations ponctuelles, inégales, quelques poèmes, des « performances », comme les « chansons » enregistrées par Aubert, suite à une nouvelle beuverie.

Houellebecq n’écrira sans doute plus, ou à peine. Mais il continuera d’exister grâce à des expériences comme celle-ci. Il n’écrira plus mais il tourne.

Et puis il y a gros à parier que l’expérience si proche de la mort une fois achevée, dans la boîte, les trois compères et quelques autres auront fêté tout cela avec une nouvelle beuverie …

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le 5 oct. 2014

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