Sans rien connaître de l'histoire dudit Neruda, on peut être réticent à l’idée de voir le film comme on le serait à l’idée de s'incruster dans un endroit sans invitation. A première vue, Neruda me semblait être une sorte de biopic avec tout ce que ça peut impliquer de rédhibitoire; mais j'ai pu me rendre compte que ce film avait quelque chose en plus.
Le film a pourtant ce truc qui dès le départ m'horripile: une lumière assez moche, mi-laiteuse mi-je ne sais quoi, une sorte de filtre instagram peut-être. Quand, à certains moments, l’arrière-plan devient un tout petit peu flou on croirait voir des images sorties d'un rêve de bébé. Cette apparence particulière donne parfois aux images un coté irréel qui au final sert vraiment le film.
Le film raconte l'histoire plus ou moins romancée de Pablo Neruda, un sénateur communiste qui, en 1948, part en cavale pour éviter de se faire emprisonner par les autorités chiliennes qu'il n'a jamais cessé de critiquer vivement. En effet, le film ne se veut pas être une fresque détaillée d'une histoire réelle et l'auteur prend des libertés avec la réalité pour servir son propos.
Ces libertés prises avec la réalité historique sont illustrées par la figure du policier (personnage fictif) que l'on charge de retrouver Neruda. Ce policier, en plus d’être «l'antagoniste», est aussi le narrateur, on peut même le voir comme l'avatar de l'auteur (ce qui fut mon cas, du moins au début). Et comme dans un premier temps la voix-off balance des quolibets à l'encontre de Neruda et de ses amis communistes bourgeois on se dit que le film entier pourrait être une tentative de démythification du mythe de Neruda (le poète comme l'appellent ses potes). D'ailleurs, l'auteur ne se gêne pas pour dépeindre Neruda en train de s'amuser avec des prostituées ou de rouler une pelle à un travesti, ce qui semble confirmer cette idée.
Le développement de l'intrigue va pourtant infirmer cela et apporter un nouvel éclairage sur le film.
La révélation de la véritable nature du policier change la donne à tel point que je demande si l'avatar de l'auteur n'est pas Neruda lui-même. Comme le dit l’épouse au policier, ce dernier n'est qu'une création de Neruda qui l'imagine en train de le poursuivre; le parallèle avec le cinéaste semble évident. Comme l'auteur, Neruda crée une histoire (qui n'est autre que la sienne) et forge ainsi son propre mythe destiné à la grande Histoire.
La réaction du policier qui refuse d’être un personnage secondaire (un simple élément du mythe de Neruda) et poursuit sa traque va dans ce sens. Quand il croise enfin le chemin de Neruda, c'est l'occasion pour l'auteur d'exposer son propos. Si le policier en lui-même n'est pas un personnage historiquement réel, il semble être la représentation de ceux qui ont pu avoir un rôle dans l’édification du mythe de Neruda. Après tout qu'est-ce qu'un mythe si ce n'est un assemblage de faits inventés, déformés et niés?
Ainsi, quand Neruda offre enfin au policier la reconnaissance tant attendue par celui-ci, l'auteur semble offrir lui-même une reconnaissance à ceux qui ont été les rouages invisibles de l'Histoire: des gens qu'on a déconsidérés mais qui furent pourtant essentiels.